Les Mirages de l’Art contemporain, suivi de Brève histoire de l’art financier, Christine Sourgins (par Gilles Banderier)
Les Mirages de l’Art contemporain, suivi de Brève histoire de l’art financier, Christine Sourgins, La Table Ronde, mai 2018, 318 pages, 21,50 €
Outre une délimitation purement chronologique, l’art contemporain se définit moins par ce qu’il est que par ce à quoi il s’oppose : opposition à l’art classique (adjectif subissant la même dévaluation que dans la publicité : qui achèterait une lessive « classique », un shampooing « classique », une voiture « classique » ?), supposant un long apprentissage auquel s’étaient astreints même les petits maîtres jusqu’au début du XXe siècle ; mais également opposition à l’art moderne, qui n’ignorait pas non plus le « métier » (Picasso et Dali pouvaient peindre de la manière la plus figurative, la plus académique qui soit, parce qu’ils savaient le faire). Acte de naissance et objet talismanique de l’art contemporain, l’urinoir de Duchamp ne requiert aucune habileté manuelle (la remarque souvent entendue lors des expositions d’art contemporain, « ma fille de cinq ans pourrait en faire autant ! », recèle sa part de vérité), mais une capacité d’invention ou de jeu d’ordre purement intellectuel.
Conséquence attendue : le discours critique ne suit pas l’art contemporain, il lui est consubstantiel, voire le précède, et cette auto-exégèse verbeuse, qui oriente et conditionne les réactions du public, convoque invariablement les mêmes concepts : questionnement, rupture, transgression, etc. Le problème majeur de la transgression est qu’il faut sans cesse en faire davantage : à peine a-t-on « transgressé » quelque chose avec assez d’obstination que cela devient une norme qu’il faut à son tour transgresser. Dans ce domaine, l’outrance le dispute au morbide : matières en décomposition, excréments, fascination pour les tueurs en série, vaches découpées en tranches, utilisation de cadavres, dévoration de fœtus humains, etc. Tout cela, dans le monde d’après Auschwitz (référence revendiquée par de nombreux artistes), acclimate l’indicible et parfois le prolonge. On aurait pu croire que la leçon avait été comprise. Il faut être d’une pâte humaine bien spéciale pour goûter en son âme et en son cœur de telles choses (l’on s’étonne ensuite de la virulence du discours islamique dans sa détestation de l’Occident). Pour justifier sa violence indéniable, l’art contemporain met en avant la notion aristotélicienne de catharsis, la purgation des passions mauvaises grâce à leur contemplation sous forme abstraite. Cela implique qu’Aristote ait eu raison, ce que nul n’a jamais pu prouver. Devant le spectacle de la violence, il est fort possible que la catharsis se transforme en mimesis.
Car une grande partie du public de l’art contemporain est dans la même position que les « héros », si tant est que ce mot leur convienne, du conte d’Andersen sur les habits neufs de l’empereur : il applaudit parce qu’on lui dit qu’il convient d’applaudir, dans la mesure où le discours de l’art contemporain sur lui-même vise également à neutraliser par avance toute contestation. L’habillage conceptuel cherche moins à éclairer l’œuvre qu’à faire pression sur le spectateur, une pression peut-être plus subtile que celle qu’une foule manifestante exerce sur le manifestant ordinaire, mais une pression tout de même.
L’art contemporain a réussi ce tour de force, d’être à la fois un art privé, spéculatif, et un art d’État. Le rôle de l’État et de ses administrations culturelles ne peut être assimilé au mécénat à l’ancienne mode, qui procède d’une décision individuelle du bailleur de fonds, sans passer par une bureaucratie créée ad hoc. Mais l’État, outre qu’il intervient comme acheteur sur le marché (qu’il fausse par la même occasion), de manière opaque et en investissant des capitaux qui ne sont pas les siens (l’argent public n’existe pas, disent les tenants du libéralisme – pour une fois ils ont raison), prête les monuments publics, ce qui permet de gonfler les chiffres de la fréquentation. Attendu que les expositions d’art contemporain ne drainent pas les foules en général et les touristes en particulier (cet art étant mondialisé, les Chinois peuvent voir des œuvres du même acabit chez eux), une idée simple consiste à investir (la polysémie du verbe est à relever) de hauts lieux du patrimoine. Cela permet de manipuler les chiffres et de faire croire que Koons ou Kapoor reçoivent des milliers de visiteurs. Koons, qui est un ancien trader, a gardé la mentalité de son premier métier. La caque sent toujours le hareng, et l’allergie (justifiée) de la gauche au règne de l’argent se fait discrète lorsqu’il s’agit de cet art contemporain spéculatif et, quoi qu’on prétende, élitiste, de ses artistes et de leurs richissimes commanditaires.
La logique financière de l’art contemporain a fini par s’étendre aux collections patrimoniales, qui font l’objet de prêts qu’on devine sans retour. Il ne s’agit plus de conserver le passé, mais de lui faire cracher des dividendes. Spéculatif et mondialisé, l’art contemporain, virtuose de la transgression subventionné, qui occulte des créateurs souvent doués mais ne possédant pas les relais pour se faire connaître, aurait tout pour déplaire à un progressisme digne de ce nom. On ne l’entend pas. Or, dans tous les sens du mot, et pas seulement parce qu’il méprise le « métier », l’art contemporain est un art dérégulé et il est après tout logique que, depuis les années 1960, sa montée en puissance accompagne la société de consommation (la peinture de Warhol, avec ses boites de conserve en série, est-elle une célébration ou une dénonciation ironique du consumérisme marchand ?), le libéralisme dérégulé, le capitalisme le plus sauvage, en un mot la mondialisation. De Bâle à Tokyo, on aboutit à une uniformisation artistique à laquelle aucune dictature ne serait jamais parvenue.
L’intérêt du livre de Christine Sourgins, qui apparaît comme un stolon des deux ouvrages de Marc Fumaroli, L’État culturel (1991) et Paris-New York et retour, Voyage dans les arts et les images (2009), tient à ce qu’il ne se limite pas à la critique grincheuse ou à l’inventaire déprimant d’un art qui semble fait pour indiquer qu’il ne reste plus aucun espoir en ce monde (c’est peut-être vrai, mais est-il raisonnable d’insister à ce point ?). L’auteur en examine les soubassements philosophiques (le nominalisme) et, parfois, religieux (on perçoit des relents plus qu’insistants venus de vieilles croyances, qu’il s’agisse du paganisme, de la gnose ou des religions à sacrifices humains), évoquant au passage la fascination paradoxale de l’Église – ou d’une partie d’entre elle – pour l’art contemporain, alors que les dogmes de la foi chrétienne y sont souvent attaqués ou tournés en dérision, mais chacun sait qu’on ne risque pas grand-chose en attaquant le catholicisme, alors que la simple représentation de Mahomet, même pas sous forme de caricature ou dans une position scabreuse, peut attirer les pires ennuis. Les analyses intéressantes de Christine Sourgins sont cependant gâtées par son style (une occasion d’en rappeler l’importance) : l’auteur a recours aux procédés les plus voyants et les moins efficaces du discours journalistique. Les formules appuyées, lourdes, les adresses au lecteur, peuvent convenir le temps d’un bref article, mais non pour un livre entier.
Gilles Banderier
Historienne de l’art ayant œuvré dans plusieurs musées, dont le Louvre, et exerçant des responsabilités pédagogiques et culturelles en milieu associatif, Christine Sourgins collabore par ailleurs à diverses revues.
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