Les meilleures nouvelles de Sherwood Anderson, Sept nouvelles inédites (par Mona)
Les meilleures nouvelles de Sherwood Anderson, Huit nouvelles inédites, Editions Rue Saint Ambroise, édition établie par Bernardo Toro, novembre 2021, 342 pages, 16,50 €
Sherwood Anderson, l’énigmatique
Les Éditions Rue Saint Ambroise publient de nouvelles traductions de vingt-quatre des meilleures nouvelles, dont huit inédites, de Sherwood Anderson. Mentor de Faulkner et Hemingway, encensé par Henry Miller, Amos Oz et Philip Roth pour son art de nouvelliste incisif, souvent considéré à tort comme un écrivain régionaliste avec son recueil, Winesburg-en-Ohio (1926), qui décrit sur un mode intimiste les frustrations et solitudes des petites gens du Midwest américain, Sherwood Anderson demeure assez méconnu en France. Pourtant, au-delà de mettre en scène de pauvres bougres taiseux, l’écrivain évoque sa confrontation au « silence déraisonnable du monde », donne une épaisseur métaphysique à des histoires simples et, par son art de l’allusif et de l’élusif, pose la question de l’écriture. Ses narrateurs mêlent leurs pensées au récit et les personnages vivent une expérience saisissante de révélation : un instant de vérité du moi, prise de conscience bouleversante qui apparaît comme acceptation vitaliste de la totalité du monde.
Sherwood Anderson nous dit avec tendresse l’inaccompli, l’incapacité humaine à assouvir les désirs autant qu’à y renoncer et s’inscrit dans la tradition des écrivains américains en réaction au puritanisme. Influencé par D.H. Lawrence, Walt Whitman et Freud, Sherwood Anderson est un moderne. Mort dans les bois, Le Roman perdu, La Mère, Pilules de papier, quatre nouvelles remarquablement traduites par Isabelle Barat, retiendront notre attention.
Une description simple et factuelle brosse des portraits en gros traits mais le réalisme prosaïque de Sherwood Anderson exprime moins les faits que l’essence, dans une certaine proximité avec les symbolistes du 19ème. L’écrivain évoque la présence d’un mystère qui transcende le réel à la manière d’un double et il esquisse des croquis épiques. Dans Mort dans les bois, une vieille femme traîne sur son dos un pesant fardeau emblématique de la misère humaine. Sa mort dans la neige devient une cérémonie adressée aux cieux et la ronde simultanée des nuages et des chiens dans la neige immaculée dessine l’arc d’un destin cruel. Dans La Mère, Elizabeth Willard, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, aperçoit de sa fenêtre la rage dérisoire d’un boulanger contre un chat, symbole d’une existence absurde. Alors que son fils se cogne aux meubles comme à la « Maudite vie », la mère se livre à « une cérémonie qui était à la fois une prière et une revendication adressée aux cieux ». Dans Pilules de papier, le vieux docteur qui griffonne ses pensées sur des bouts de papier évoque Sisyphe dans sa tâche interminable et ardue (« Il travaillait sans répit à bâtir quelque chose qu’il détruisait à mesure. Il élevait des petites pyramides de vérité et, après leur érection, il les abattait de nouveau afin de reprendre les vérités pour bâtir de nouvelles pyramides »), tandis que dans Le Roman perdu, l’écrivain qui n’écrit que des feuillets « vierges et vides » incarne le mythe romantique de l’artiste entre rage et impuissance. Sherwood Anderson affectionne les amoureux de l’absolu confrontés au réel insignifiant, à l’inanité de la pensée et de la volonté, au désir en souffrance : Elizabeth Willard porte en elle « un rêve de jeune fille mort il y a bien longtemps » et « le Docteur Reefy avait en lui les germes de quelque chose d’une grande élégance ». Les êtres à qui quelque chose toujours échappe se confrontent au manque, et l’impuissance en acte se double d’une impuissance symbolique par le verbe.
L’inexprimé et l’inexprimable
Sherwood Anderson, écrivain du silence, laisse un silence lourd s’abattre sur ses personnages (« Quoiqu’il arrive, elle ne disait rien… Elle avait pris l’habitude du silence »). Dans La Mère, « un lien profond inexprimé » existe entre Elizabeth Willard et son fils face à l’injonction castratrice du père (« Toi, la ferme, rugit-il en le fusillant du regard »). Mais l’intime ne se dit pas et la nouvelle se conclut sur un non-dit pénible (« Le silence les embarrassait tous deux… Le silence se fit insupportable »).
La confrontation au mystère (« Mon corps trembla, saisi d’un sentiment étrange, mystique… J’avais tout vu, l’ellipse dans la neige là où les chiens avaient couru… la manière dont les hommes étaient pénétrés par ce mystère ») rend les narrateurs laconiques, les phrases se font elliptiques (« Vous savez ce que je veux dire… Tout cela »), les mots se révèlent superflus (« avant qu’elle eût prononcé un mot, il semblait savoir ce qui lui était arrivé ») et superficiels (« un balourd, tout en mots et en apparences »). Les euphémismes de Sherwood Anderson tiennent de la force du mystère face à l’ineffable et laissent affleurer l’ouverture mystique. La langue minimaliste se voit aussi investie de la mission ambitieuse de dire des moments intensément poétiques.
L’épiphanie joycienne
Des moments de surprise, presque des moments de grâce et de fusion entre la conscience d’un personnage et le réel, troublent le récit et offrent la compréhension soudaine de l’essence d’une chose. Quelque chose se donne aux personnages. Cette révélation, à la fois prosaïque et magique, évoque les épiphanies chères à James Joyce.
Le narrateur de La Mort dans les bois, saisi par la vision du cadavre de la vieille femme, vit en même temps sa première expérience de la mort et un moment de révélation effusive de la beauté du corps de la femme (« Un des hommes la retourna dans la neige et je vis tout… Ni l’un ni l’autre n’avions jamais vu un corps de femme. C’était peut-être la neige qui, s’attachant à la chair gelée, la faisait paraître si blanche et ravissante, pareille au marbre »). Dans Pilules de papier, c’est sous la douceur de pommes fripées que se manifeste la plénitude, et la jeune épouse du docteur n’éprouve plus d’intérêt pour les fruits ronds et parfaits. Dans La Mère, en surprenant, un soir d’été, les paroles de son mari destinées à leur fils, Elizabeth Willard réémerge de sa torpeur morbide et renoue avec la beauté et la vitalité de sa jeunesse : « Elizabeth Willard avait décidé qu’elle serait belle… La figure qui ferait face à Tom Willard, loin d’être étiolée, fantomatique, serait absolument inattendue et stupéfiante. Grande, les joues poudrées et la chevelure cascadant sur ses épaules ». Le retour du refoulé (« il lui semblait que quelque chose remontait en elle qui n’avait jamais été exprimé ») surgit dans un magnifique moment littéraire. Dans Le Roman perdu, l’écrivain a la stupéfiante révélation à son réveil que son livre qu’il croyait achevé ne contient que des pages vierges et prend conscience que jamais il n’écrira un roman aussi beau que celui-ci.
Ecrire, c’est rendre compte de ces moments privilégiés et « mettre le doigt sur quelque chose, approcher une vérité… Vous touchez presque à quelque chose parfois », une tentative quasi impossible (« Nous étions d’accord sur le fait que nul ne mettrait jamais tout à fait le doigt sur ce quelque chose ») mais il ne faut pas y renoncer car tout le reste est vain (« Quel sens cela aurait-il de tenter quoi que ce soit d’autre ? »).
La question de l’écriture
La Mort dans les bois traite de la différence entre récit populaire et création littéraire. Des bribes de l’histoire de la vieille femme trouvée morte dans les bois avaient été racontées par des villageois d’une manière purement factuelle. Cette déception (« j’ai pensé qu’il n’avait pas mis le doigt sur l’essentiel ») nourrit le reproche du narrateur envers son frère qui conte l’histoire et ce motif d’insatisfaction agit comme moteur dans son travail d’écriture et de réécriture. Transmettre par voie orale des légendes ou ballades, c’est s’en tenir à des généralités (« ce genre de vieilles femmes », « les gens se conduisent ainsi », « de telles choses arrivaient ») mais l’enjeu pour l’écrivain profond, c’est de reconstruire une expérience personnelle, seule capable de donner une cohérence intime à son histoire. Le souvenir du jour où lui aussi, encerclé par des chiens, a frôlé la mort dans la neige guide le narrateur vers la perception d’un sens et des mots pour le dire. La genèse de La Mort dans les bois s’ancre dans la vision du narrateur face au cadavre de la vieille femme dans la neige : les fragments blancs, la présence récurrente de la lune et de l’obscurité, l’image du cercle dans le ciel et la terre immaculés de nuages, le souvenir du corps gelé d’une beauté saisissante. Ecrire pour Sherwood Anderson, c’est donner de l’ampleur à des faits bruts mais c’est surtout mettre en forme une expérience intérieure, l’intuition d’un mystère. Dans son essai, An Apology for crudity, publié en 1917, Sherwood Anderson défend un art expressif capable de saisir ce qui se cache sous la crudité de la vie. L’écrivain n’est pas un simple raconteur d’histoires.
L’écrivain, mû par une force vitale (« j’ai été poussé à raconter cette histoire simple encore une fois »), témoigne du lien intime entre désir et écriture, une écriture proche du jaillissement (« Puis, d’un coup l’écriture jaillit, c’est à dire, il se mit à écrire, vraiment. Vous connaissez ce genre d’homme. Quand il écrit, il écrit »). On songe à Wordsworth : « La poésie est la surabondance spontanée de sentiments puissants ».
Vitalisme contre puritanisme
Désir des mots ou désir des corps, dans l’Amérique puritaine, il ne sied pas d’être habité par le désir. Sherwood Anderson écrit contre l’ombre terrifiante (« quand tout est silencieux, quelque chose de sinistre s’insinue dans l’esprit et dans le corps »). Fidèles à une certaine tradition littéraire américaine hantée par la présence du mal et de la culpabilité, depuis Nathaniel Hawthorne au 19ème siècle, ses personnages aspirent à une libération. Les nouvelles présentent des personnages apeurés et vaincus dans la lutte pour l’expression vitale comme l’illustre le flashback sur la jeunesse d’Elizabeth Willard : heureuse, elle avait de la passion, aimait les hommes, rêvait de rejoindre une troupe d’acteurs, menait une vie libérée, osée (« dans les rues, elle paradait, en tenues voyantes, au bras de voyageurs de commerce… une fois, elle abasourdit le bourg entier en descendant Main Street à bicyclette en vêtements d’homme… Elle était habitée par une grande exaltation »). À présent, découragée et vaincue (« si elle réussissait à exprimer un peu de sa passion, ils ne faisaient qu’en rire »), rongée par la culpabilité, elle s’étiole à nettoyer les détritus des clients du vieil hôtel miteux, image concrète de son renoncement morbide. Tout juste capable de vivre son désir par procuration (« dans la figure juvénile du garçon, elle souhaitait ardemment revivre quelque chose d’à moitié oublié »), la prière pour que son fils ne suive pas la voie de son père va au ciel mais ne pourra éclore en elle. Sherwood Anderson décrit les failles du désir avec un léger accent freudien propre aux années vingt : en pleine fusion et confusion, Elizabeth Willard fait de son fils le sujet de son propre désir et manifeste des fantasmes de castration à l’égard du père : « Telle une tigresse… elle apparaîtrait, surgissant de l’ombre… en serrant dans son poing les funestes ciseaux ».
La procrastination semble le lot de l’humanité (« la plupart des gens passent leur vie à attendre ») mais dans l’Amérique de Winesburg, Ohio, toute la vie est en danger car les besoins essentiels de l’homme demeurent insatisfaits. Écrire, c’est offrir un antidote au puritanisme qui falsifie la vie et interdit la joie. Contre l’idéalité puritaine et l’aliénation des forces vitales, Sherwood Anderson affirme la pulsion et la primauté de l’organique : la vieille femme qui meurt dans les bois « avait passé chaque instant de chaque jour à nourrir quelque chose… Chevaux, vaches, cochons, chiens, hommes » et continue de nourrir les bêtes après sa mort. La vie se regénère en un flux perpétuel qui unit l’animalité à la matière. L’acte de création littéraire, lui-même, se relie à un instinct vital aussi primitif que la gestation (« son second roman était en lui comme un enfant pas encore né »).
Pour échapper au mal obscur qui consume les personnages, le narrateur de Pilules de papier nous met en garde contre les vérités dogmatiques figées : « La vérité obscurcissait le monde. Elle devenait quelque chose d’écrasant ». Le bon vieux Docteur Reefy qui jette ses petites pilules de papier quand ses poches sont pleines pour laisser place à de nouvelles pensées l’a compris : il faut que tout circule et se transforme. La conscience morale aussi se révèle morbide : alors que l’écrivain du Roman perdu avait écrit un magnifique roman à l’époque où il détestait la gentillesse (« Elle me considérait comme un homme gentil. On s’en contrefiche, dit-il en parlant de cela. Je ne suis pas gentil. Je hais la gentillesse »), son écriture devient stérile quand il se laisse envahir par la culpabilité et la honte (« Il avait honte. Il avait honte de la manière dont il avait traité sa femme… les mots qu’il écrivait étaient figés. Tout était mort »). Par la voix de son romancier anglais du Roman perdu, Sherwood Anderson se moque des bons sentiments : « une âme patiente, hé ? Et une bonne âme… Qu’elle aille au diable !… Eh bien, si nous avons une âme, c’est toujours ça, hein ? ». Même la compassion du boucher qui charge de victuailles le sac de la vieille femme morte dans les bois n’allège en rien le fardeau de la malheureuse. Et Sherwood Anderson considère avec ironie sa propre tendance au sentimentalisme quand il fait s’écrier le vieux Dr Reefy à l’adresse de son ami : « espèce de vieux bavard sentimental ».
Sherwood Anderson préfère l’ironie à la satire : le Dr Reefy rit après avoir lu ses petites pensées de papier et le narrateur du Roman perdu qui narre les aventures désinvoltes de son apprenti écrivain rit lui aussi de l’intrigue moralisatrice. Il joue avec les clichés mélodramatiques (« il n’aurait pu en être autrement… Vous pouvez imaginer cette famille »). Distancé, jamais il ne prend au sérieux le pathos de son histoire (« Qu’est-ce qu’une épouse ou un enfant ? Faut-il qu’il y ait en ce bas monde des êtres sans merci »). Seule compte « la moralité de la forme », écrit Sherwood Anderson dans sa correspondance. L’écrivain ne s’intéresse qu’au réel brut et imparfait et le seul réel pour l’écrivain, c’est son œuvre (« Il acheva le livre, néanmoins. C’était un vrai livre »). Préférer les pommes ratatinées aux beaux fruits ronds, c’est aussi affirmer que l’imperfection, c’est la vie, plus la vie que l’idéal. Être en vie, avoir envie, ce n’est ni redresser le « tordu » (« twisted apples ») ni éradiquer le mal. Mais « seules de rares personnes savent goûter la douceur des pommes ratatinées ».
En belle connivence avec les êtres grotesques, Sherwood Anderson dit l’aliénation spirituelle dans une Amérique provinciale, matérialiste et vide d’émotions. Sans surprise, le fils de Tom Willard préfère la fuite (« je veux seulement m’en aller et regarder les gens et penser »). Mais qui, de toute façon, peut comprendre le rire énigmatique à la fin du Roman perdu ? (« Je ne crois pas qu’il y ait tant de personnes au monde qui sauront exactement de quoi il riait »). Sherwood Anderson écrit d’abord à rebours des forces obscures du puritanisme enraciné dans le Midwest américain. À nous, lecteurs, de se saisir de bribes dans ses différentes nouvelles pour pouvoir dire, à l’instar du narrateur de La Mort dans les bois : ‘Il y avait quelque chose à comprendre’.
Mona
Sherwood Anderson (1876-1941), né dans une famille rurale, pauvre, de l’Ohio, a tenté sa chance dans divers métiers, puis a tout quitté pour écrire. Il rejoint un groupe de journalistes et d’écrivains autour de Theodore Dreiser à Chicago et publie une trentaine de volumes où alternent romans, nouvelles, poèmes en prose, reportages et autobiographies très libres. Il écrit des nouvelles, dont Le Triomphe de l’œuf, parmi les plus belles de toute la littérature américaine et rencontre le succès avec Winesburg-en-Ohio en 1919, à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et le roman. Pauvre blanc en 1921 est considéré comme son meilleur roman. Son œuvre a suscité d’âpres controverses, puis a été ensuite relativement négligée. Sherwood Anderson a eu une influence décisive sur la jeune génération des Faulkner, et Hemingway.
- Vu : 1928