Souffles - Les Maghrébins et la modernité avortée
Lire l’écrivain tunisien Mahmoud Messadi (1911-2004), c’est repenser l’origine et l’histoire de la modernité romanesque dans le monde arabe, dans l’écriture en arabe. Aujourd’hui, en relisant les romans de Mahmoud Messadi, Açed (Le Barrage) écrit dans les années trente ou Mawlid al-Nisyane (La naissance de l’oubli) ou Haddatha Abou Hourayra (Ainsi parla Abou Hourayra) ou Ayyamou Imran (Les jours d’Imran), nous constatons que la modernité, si modernité existe, dans l’écriture romanesque arabe a été entreprise d’abord par les intellectuels littéraires maghrébins.
Ecrire un roman dans les années quarante, selon la vision de Mahmoud Messadi, était une grande résistance esthétique et philosophique et linguistique à l’encontre de l’hégémonie d’une écriture rhétorique égyptienne. Lire un autre Maghrébin, un certain Ali Douadji (1909-1949), auteur de Jaoulet Baina Hanet Al-Bahr Al-Abyadh Al-Motawasset (Promenades entre les bars de la Méditerranée) ou Sahirtou Minhou Al Layali (Autant il m’a éveillé des nuits), nous donne une certaine idée sur l’histoire des littérateurs maghrébins, les casseurs des tabous.
Ali Douadji, ami de Abou El-Kacem Chebbi (1909-1943), était le Baudelaire maghrébin. Lire un autre écrivain et syndicaliste maghrébin, un certain Tahar Haddad (1899-1935) auteur d’un livre controversé intitulé Imaraatouna Bayna Achariati wa Al-Moujtamae (Notre femme entre la charia et la société), nous donne l’idée à quel point le travail intellectuel des Maghrébins était courageux et désobéissant. Lire Mohamed Choukri (1935-2003), ce nouvelliste et romancier chleuh, auteur de Al-Khoubz al-Hafi (Le pain nu) ou Leilat al-Akhtae (La nuit de l’erreur) ou Majnoun al-Ward (Le Fou des roses), nous montre la vérité historique suivante : la révolution esthétique dans le roman, après celle réalisée par Mahmoud Messadi dans les années quarante, fut, une fois encore, maghrébine. Mohamed Choukri, que j’ai eu le plaisir de connaître, fut un rebelle et un contestataire dans son mode de vie comme dans son style d’écriture. Lire Mohammed Arkoun (1928-2010), fils du Djurdjura, Taourirt Mimoun, c’est découvrir la profondeur de la rationalité contemporaine maghrébine qui, en réalité, n’est que la continuité historique de celle déclenchée par un autre maghrébin : Ibn Rochd, Averroès (1126-1198). Malheureusement, cette modernité, dans la littérature comme dans la philosophie ou dans l’islamologie, réalisée par les écrivains maghrébins, n’a pas pu survivre. A travers les années, cela dure depuis un siècle, cette modernité maghrébine a été frappée, en continuité, par une forte pluie en forme d’écrits descriptifs et impalpables moyen-orientaux. Nos librairies, nos bibliothèques étaient noyées, elles le sont toujours, cela dure depuis quatre générations, dans un océan livresque superficiel produit par l’école littéraire égyptienne. L’intelligence maghrébine est formatée, déformée. La modernité avortée. Et le lectorat est égaré. L’histoire du savoir nous a appris la certitude épistémologique et littéraire suivante : c’est aux intellectuels persans d’antan que revient l’honneur d’avoir révolutionné plusieurs domaines de la culture et la langue arabes. Cette même histoire nous apprend aujourd’hui que c’est aux écrivains maghrébins que revient l’honneur d’ouvrir le texte littéraire et philosophique en arabe sur les chemins de la modernité et de la rationalité.
Amin Zaoui
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