Les Loups, Sophie Loizeau (par François Baillon)
Les Loups, mars 2019, 80 pages, 16 €
Ecrivain(s): Sophie Loizeau Edition: Editions José Corti
L’entrée dans les bois se fait in medias res, sans la moindre lisière, sans le moindre seuil – la frontière qui se manifeste habituellement entre notre monde ordinaire (comprenez le monde humain) et un monde extraordinaire (comprenez le monde animal) n’existe pas ou nous l’avons déjà franchie. Mais si l’usage d’un geste d’invitation vers d’autres contrées nous a échappé, encore que nous ayons eu affaire à la « sainte femme » qui « jette de l’eau sur les pierres » et « impose sa voix », nous saurons assez vite ce qui nous relie à notre pleine humanité. Car assez vite, nous lisons : « la raison qui m’a conduite ici – dans les bois – est la perte / que je ressens / de moi l’usure et le chagrin / le doute » [p.11], ce à quoi succèdera un peu plus loin, presque logiquement : « mon cœur est un concentré de vie sauvage » [p.15]. Aussi, malgré nous, nous suivons Loizeau (quoi de plus naturel ?) vers les retrouvailles de cet état sauvage et primitif qui, contraire à l’idée de régression qui pourrait apparaître chez les plus mal lunés, est bel et bien une volonté de retrouver l’essentiel et le précieux, à défaut de retrouver les personnes qui ont été parmi les plus chères de notre vie.
Et Sophie Loizeau ménage une alternance toute de subtilité entre un état presque purement organique, où nous nous sentons loup, mais également arbre (« je me sens me / ramifier / la sensation des fourmis rouges est le signe / que la sève afflue bien / je brûle mes muscles deviennent ligneux… », p.51) ou Mer Plaignante, et l’état humain, suivant des noms de lieux qui ont traversé son existence ou, plutôt, que son existence a traversés. A Arnouville, « le saule (…) m’enseigne avec la venue sur lui des jaunes / qu’un cycle austère se prépare dénué de mère / et père » [p.42]. Cependant, à bien y regarder, l’évocation de ces lieux n’est souvent qu’un prétexte à une exaltation nouvelle de la nature ; ainsi le constate-t-on dans les Bosquets, la Neige, la Baie d’Audierne, les Parcs et châteaux, où nous rencontrons parfois une énumération d’espèces végétales et animales, car comme le souligne la poétesse, « ces vies à mes yeux précieuses ne sont pour la plupart des gens que de très communes et insignifiantes vies » [p.35].
Si le titre de l’ouvrage laisse aisément supposer une volonté farouche d’« Etre-Mowgli », la différence notable est que Mowgli est devenu loup dès la première heure de sa vie, ou quasiment. Quand nous sommes déjà chargés de notre lot d’expériences heureuses et malheureuses, la connexion souhaitée avec ce tout épuré que représente la nature, se fait avec un sentiment de lutte, d’acharnement, mais avec l’espérance d’un ravissement aussi – si la douleur finit par être ravie. Le langage poétique ne se prive pas d’un ton brut et total : « A elle le pouvoir de faire foirer une [chasse] (…) Il lui sera permis de tuer [trois connes] chaque an si / c’est pour survivre » [p.69]. Mais la langue étonnante de Sophie Loizeau n’hésite pas non plus, à l’instar de certains cris d’animaux, à nous intriguer tout en nous charmant, avec des mots parfois scindés en deux mais entiers, proposant un sens nouveau avec le son, ouvrant les portes d’une nouvelle communication (exclusivement animale ?), créant en définitive un chant, mais aussi un cri, que pourrait porter le loup angoissé et nourri d’espoir lorsque le crépuscule est déjà bien avancé.
Dans ce monde actuel où les choses à déplorer ne manquent pas, où quelques ignorants empressés croient encore qu’une place sociale est la plus haute réalité, Les Loups nous ouvre à une autre conformité des éléments ou, plus exactement, au-delà d’un drame personnel qui sait suffisamment provoquer notre émotion sans la chercher, à un état essentiel que nous n’aurions dû, peut-être, jamais oublier.
François Baillon
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