Les Larmes, Pascal Quignard (par Philippe Leuckx)
Ecrivain(s): Pascal Quignard Edition: Folio (Gallimard)
Le grand érudit latiniste, féru d’histoire romaine, grecque, franque, le romaniste averti se fait mémorialiste des temps carolingiens dans ce « roman », pétri d’histoire, de culture, de références, et d’invention de son lot. L’écriture, reconnaissable dès les premiers paragraphes, allie une poésie corsetée, une description ascétique des corps et des âmes, une vision « historique » par son lexique, ses exigences. Le phrasé est coupé court (il évoquera bien sûr dans son récit romanesque la « Cantilène de Sainte Eulalie » dont il fallut couper le cou puisque les flammes n’érodaient nullement son corps. De son cou s’éleva une colombe). On retrouve ce style si particulier que Terrasse à Rome, Carus, Les Escaliers de Chambord, Boutès, Abîmes, Les Solidarités mystérieuses, Le Nom sur le bout de la langue, Les Ombres errantes, Villa Amalia, Sur le jadis, dans des registres différents, ont mis en exergue.
Le règne de Charlemagne et de ses descendants directs (surtout deux petits-fils jumeaux non reconnus comme légitimes, fils de Bertha, sa fille, …) occupe l’espace temporel (des années 777 à 843 : l’occasion donnée à notre écrivain d’évoquer les séquences d’Eulalie, les fameux serments de Strasbourg, et cette Europe, déjà morcelée alors, toujours vaillante et déchirée).
Les jumeaux Nithard et Hardnit, les abbés et moines de l’abbaye de Saint-Riquier (ah ! ce frère Lucius amoureux d’un chat, retrouvé bien plus tard sous la forme d’un passereau…), l’invasion des Normands, traversent cette histoire, souvent cruelle, tragique, mais combien émouvante par nombre de passages.
Le titre, moult fois décliné (par les personnages, par le mouvement de la mer, par les événements), résonne comme un aveu, une confession, à l’âge où l’alliance désir-vie-mort pèse sur les épaules.
Des merveilles : un enfant de six ans qui chante comme les oiseaux ; les « brebis qui paissent dans les ruines de Rome » ; Saint Florent qui accroche son « manteau aux rayons du soleil »…
Le rêve et la réalité la plus crue, la plus nue coexistent et laissent souvent le lecteur pantois d’admiration devant tant de beauté : Quignard, savantissime (est bien celui qui ne voulait pas être qu’ignare), né dans la cité d’un des plus grands latinistes (Carcopino, à Verneuil-sur-Avre), vécut au Havre (ça continue, ça ne s’invente pas), devenu un des Pascal les plus célébrés en France, après le Blaise et le Lainé de la célèbre Dentellière, est arrivé à l’heure où la magie de son écriture déroule ses fragments en toute fluidité.
On peut rêver, on peut s’abandonner aux prestiges d’une écriture qui fleure bon le mystère du temps : ainsi les dernières pages sur Frater Lucius nous plongent inexorablement mais si délicatement dans les arcanes du Temps que l’auteur connaît jusqu’au bout de sa plume, lui qui écrivit Sur le jadis, Abîmes, Les Ombres errantes…
Philippe Leuckx
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