Les Larmes, Pascal Quignard (par Michel Host)
« J’aime la solitude, les chevaux sans frein, sans bride, sans rênes, sans selle, sans fers. J’aime leur corps magnifique. J’aime l’eau qui passe et où on plonge et d’où l’on sort nu et neuf comme au premier jour où l’on se prend à découvrir qu’on est toujours en train de naître ».
P. Quignard
Fontaines d’antan
Ce livre est d’autrefois, disons d’hier, car publié en 2016, année tombée dans la nuit des mémoires, mais il nous parle de temps plus lointains, temps carolingiens, d’entre histoire et légende, ceux des forêts sombres et des claires rivières, ceux d’une terre naissante à elle-même, sacrée, terre franque, bientôt française, il ne s’en faudra que de quatre ou cinq siècles. Ce livre merveilleux rejoint ces âges où les sombres forêts étaient peuplées de fées qu’on appellera sorcières, devineresses et auparavant chamanes. Elles contemplaient la digitale, l’herbe à Robert, lavaient les racines guérisseuses et comprenaient la giration des étoiles.
Au temps de sa parution, le livre a reçu un accueil critique des plus favorables. Léon-Marc Levy, dans les pages de La Cause Littéraire, releva la fascination de son auteur pour les temps anciens (le lien avec Dernier royaume, autre livre de P. Quignard), sa tentation érémitique, le fait de la naissance de notre langue à la suite de celles des Celtes et des Gaulois, des grecs et des Romains. Immense moment, jour émouvant, étonnant que ce 14 février 842, où furent prononcées, à Strasbourg, dans les vapeurs hivernales, les premiers mots de notre langue, encore lestés de leur placenta latin, et aussitôt notés par Nithard : « Pro Deo amour et pro christian poblo / et nostro commun salvament… ». Ils signaient nos origines indélébiles, indéniables, dès alors mythiques, un temps empreintes de fanatisme, puis adoucies, raisonnées et aujourd’hui gommées.
Léon-Marc Levy analysa avec finesse une construction romanesque (s’agit-il bien d’un roman, quoique P. Quignard le nomme ainsi ?) toute liée à son fil chronologique d’une part, toute en dérivations inattendues, méditations, pensées digressives et visions d’autre part.
Je voudrais, de mon côté, mettre en exergue ces moments du livre qui lui donnent ses couleurs et sa fraîcheur d’enluminures, son charme, son parfum de fleurs mêlées, ses musiques. En premier lieu, disons ceci :
« – Lectrice, lecteur, retrouve toute espérance en entrant dans ces forêts légendaires, en ouvrant les pages du livre d’un Temps dont, peut-être, tu avais oublié qu’il brûlait encore en toi de tous ses feux allumés dans les contes de ton enfance qui, plus ou moins, reflétaient ses pensers ingénus, ses peurs, ses amours, ses armes, ses violences, ses caresses et ses villanelles, ses chacones et contredanses au cœur des châteaux médiévaux.
Lectrice, lecteur, pour lire, il serait bien que tu te dévêtes d’autres pensers tristes, ceux de notre moment présent où la terre se meurt avant de renaître sans nous, il faut te défaire de ces visions où tu n’es plus “humain”, mais simple consommateur, électeur convié à choisir son bourreau, numéro de “sécu“ et touriste, être dont autant qu’elles le peuvent, les forces de l’argent, celles des idéologies, évident le cerveau pour qu’il n’ait à se remplir que d’obsessions bancaires. Il faut que tu oublies aussi, pour un instant, les histoires policières, les fictions et les récits, avec aussi nos sociologues, politologues, psychologues et autres minces philosophes bavards. Pour bien lire, il faudrait que tu sois nu, de la tête aux pieds. Libre dans cette tête surtout, polluée, revenue de tout, ne s’étonnant plus de rien ».
D’abord, ce furent les frères jumeaux, Nithard et Hartnid, fils de Berthe, elle-même fille de Charlemagne, qui avait épousé le comte Angilbert. Le premier fut un méditatif, un écrivain qui ne se mit en guerre que pour se faire fracasser le crâne par la hache d’un guerrier Normand, un de ceux-là qui remontaient la Tamise et la Seine pillant, violant, massacrant et incendiant. C’était en 844. Le second eut une destinée lointaine, guerrier et jouisseur dans les harems d’Orient (on le vit à Bagdad, qui aimait aussi bien les femmes, les hommes que les chevaux !), il était absent aux cérémonies normandes, unions, inhumations de ses familiers, par exemple à l’abbaye de Saint-Riquier, fondée en 625. Il aima un nombre incalculable de femmes et en tous lieux. L’une d’elles fut Sar, la chamane. Il cherchait un visage. Celui d’une femme inconnue.
On est sensible à la conception de Nithard, quand « Berehta, ou Berthe, prit la main du comte Angilbert et lui dit : – Entre en moi. Elle répéta : – Entre en moi. Je t’aime tant. […] Elle jouit ». Ils n’étaient pas nus, comme au Jardin d’Éden. « Elle souleva sa tunique. Alors il entra en elle ». Sar, la chamane, en fit un poème et déjà les oiseaux chantèrent dans son poème.
On est plus que sensible à la présence des oiseaux en tous lieux de la terre. Ce d’autant plus qu’aujourd’hui les « agriculteurs » les exterminent avec indifférence. S’instaure un silence de mort sur les sillons virgiliens. Les oiseaux sont l’esprit du monde, les maîtres de l’air, des arbres et les choristes de la musique des eaux. « Tous les oiseaux répondent – et même leur surprenant silence répond quand ils en viennent à se taire ». « Les signes des oiseaux sont plus doux que le chagrin que vous éprouvez». C’est une leçon de Sar.
Les larmes de Frater Lucius, moine de Saint-Riquier, le meilleur des copistes, sachant le latin et le grec, professeur de Nithard et Hartnid enfants, nous émeuvent. Ce sont les larmes du livre. Frater Lucius recueillit un jour un petit chat noir dont il fut amoureux et qui partagea cet amour. « Ils dormaient ensemble ». Un autre jour Frater Lucius pleura et hurla à la mort de « son ami ». Son chat, crime atroce, avait été dépecé et cloué sur la porte de sa cellule. C’était un temps où un homme se désespérait d’un tel assassinat. Tuer un chat, ou le moindre animal, c’est répandre la mort et le mal absolu.
Quant aux femmes, c’est Berthe qui sait le mieux. Elle sait leur pauvre sort auprès des hommes et l’expose crûment : « – Nous autres, femmes, notre vie n’est pas heureuse. Le temps où nous sommes des femmes est trop bref… […] Chacune d’entre nous se donne tout entière à l’un d’eux alors qu’ils oublient qu’ils sont dans nos bras aussitôt qu’ils nous ont pénétrées et courent apprendre partout ce qu’ils ne savent jamais ». Le monde sous ses deux visages. C’était aussi le temps où, nul n’y voyant malice, la femme baignait l’homme dans la grand-salle du château, puis entrait nue avec lui dans le même cuveau.
C’était le temps où, entre et par des guerres incessantes se construisaient les vassalités, les suzerainetés, les comtés, les petits royaumes éphémères embryons des grands royaumes du lendemain. L’époque où, au « Jour de l’Ours », de jeunes hommes enduits de suie et de graisse enlevaient des jeunes filles, les violaient au fond des cavernes et parfois leur faisaient des enfants. L’époque innocente et vierge où, à Aix-la-Chapelle, en 807, le princesse Emmen pouvait voir la laideur d’un coït entre chiens puis admirer le sexe d’un cheval et penser que « ce n’est merveilleux qu’avec les chevaux ». L’époque où l’ubiquité de sainte Véronique était avérée en plusieurs sens du terme, où saint Anselme donnait aux hommes son sermon en forme de psaume Retenez votre âme ! Où saint Augustin faisait son sermon sur l’amour.
Roland mourut en 778, sur le flanc d’une montage. Charlemagne, peut-être, rendit à la vie une grenouille-rainette écrasée par la roue d’un char. Frater Lucius écrivait des poèmes… Tableaux multiples, parfois tableautins esquissés, épisodes reliés par le fil d’une mémoire d’écrivain. On saura la naissance, sous Angilbert, de l’abbaye de Saint-Riquier, puis la mort de Dagobert. Byzance est au loin, mais proche, comme l’écho d’un autre monde. Le pape Léon III couronne Charlemagne : Karolus Imperator ! On saura les batailles auxquelles on ne pouvait échapper, celle de Fontenoy d’abord où, entre Auxerre et Sens s’affrontèrent Lothaire, et ses frères, Charles le Chauve et Louis le Germanique… Ainsi, peu à peu, se dessinaient les cartes des seigneuries, des provinces, des royaumes et des pays.
Viendra la mort de Nithard luttant contre les Vikings, avec tant d’autres épisodes. À la fin, encore et toujours les Oiseaux : ceux de l’oiseleur Phénucianus, les corbeaux « aussi noirs que la pierre d’anthracite », les aigles et les autours éduqués pour la chasse au vol : « En vérité c’étaient les âmes qu’il dressait, en sorte de les renvoyer une à une au ciel ». Et encore la chouette effraie au « dessous de blanc pur », les pics tambourineurs, les buses miaulantes… Ici, Sar « vieille fée aveugle », serre Frater Lucius contre elle, là survient le martyre de sainte Eulalie, colombe dont, sous nos latitudes, « [le] sexe ressemblait à la lettre e, et c’est tout. Ce fut à Barcelone, au siècle IVe de notre ère. […] Elle eut le cou coupé : un oiseau en sortit » (*).
Pascal Quignard :
« In figure de colomb volat al ciel ».
Le français sort du latin comme un enfant du sexe de sa mère : comme un oiseau sort du cou de la sainte.
Arrêtons-nous ici. Sur l’Oiseau. L’Oiseau encore, l’oiseau pluriel et multicolore, obsession du chant, de la liberté des cieux, symbole – croyons-nous – de ce pays ouvert sur ses splendides paysages, de ce pays en voie d’effacement et de négation de soi. On (Je) pense à ces champs de la Bourgogne céréalière sur lesquels le silence s’est établi à l’été 2018. C’est ma première référence. À l’agriculteur ami je disais : « – Vous faites mourir les oiseaux ». – Il répondait : « On nous demande de nourrir la planète ». Puis : « Nous ne sommes pas des chimistes ». Il se tut. Sommes-nous encore amis ? Nous, nous restons auprès de Frère Lucius déjà vieux, parti en forêt couper son bois, et soudain arrêté par le chant inconnu d’un oiseau inconnu : « Toute la forêt fait silence. / Frère Lucius lui aussi se tient immobile. La hache lui est tombée des mains. Il lève la tête. Il reste debout sous le chêne à écouter le chant sidérant. Il est ravi. Il pleure. Le chant finit enfin ».
Ce livre est pur poème d’Histoire.
Ce livre est pure magie.
Michel Host
(*) Federico García Lorca, en donnera sa version andalouse, poignante et très cruelle : Cf. Martirio de Santa Eulalia. In Romancero gitano.
Pascal Quignard estné le 23 avril 1948 à Verneuil-sur-Avre. Il a été lauréat du prix Goncourt 2002 pour Les Ombres errantes, publié chez Grasset. Par ailleurs violoncelliste, il a fondé le Festival d’opéra et de théâtre baroques de Versailles. L’un de ses livres les plus connus est certainement le court roman Tous les matins du monde, dont le succès est lié à la version cinématographique réalisée par Alain Corneau.
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