Les larmes, Pascal Quignard (par Léon-Marc Levy)
Les Larmes, septembre 2016, 215 p. 19 €
Ecrivain(s): Pascal Quignard Edition: Grasset
Le « roman » annoncé est à entendre au sens le plus ancien, une succession de contes ayant pour fil rouge deux personnages, deux frères, dont les prénoms sont étroitement enlacés en une anagramme : Nithard et Hartnid. Pascal Quignard, dont on sait la fascination pour les temps anciens – « Dernier Royaume » est une formidable suite de réflexions à la manière des Essais de Montaigne et se nourrit sans cesse de l’Antiquité – nous livre en cet opus un brillant collier de récits, contes, anecdotes, faits, qui nous plonge dans le Moyen Âge des Carolingiens.
La continuité avec « Dernier Royaume » est évidente. Quignard poursuit sa quête du sens de la vie des hommes et des femmes à travers ses narrations. Il construit un univers onirique et philosophique, dont chaque élément illustre une donnée éternelle de l’humanité. Tout ce livre en est tissé.
« La princesse Berehta répondit au comte d’Angilbert devenu père abbé de l’abbaye de Saint-Riquier :
- Nous autres, femmes, notre vie n’est pas heureuse. Le temps où nous sommes des femmes est trop bref. Nous sommes beaucoup trop longtemps des petites filles, nous restons si peu de saisons des femmes, nous sommes trop vite des mères, nous perdons une durée interminable à faire les vieillardes et à rester, un pied en l’air, toutes poudrées, à hésiter à naufrager dans l’océan de la mort. »
Il y a chez Pascal Quignard, dans son a-temporalité, dans sa manière d’être d’une autre époque ou de toutes les époques, un rêve farouche d’ermitage absolu, de sortie du monde, mais pour mieux voir le monde. Un ermite qui aurait choisi le détachement pour témoigner, sans passion nocive, de l’humanité et de ses vicissitudes. Comment ne pas saisir la dimension d’autoportrait qui sourd d’entre ces lignes :
« De nombreux ascètes prennent la route du paradis mais il est vrai qu’ils ont renoncé à témoigner, de nos jours, de leur délivrance ? Ils se méfient de leurs congénères ? Pourquoi divulgueraient-ils leur bonheur ? Ils craindraient d’exciter leur jalousie. Ils restent secrets et concentrés dans leur solitude où leur sérénité elle-même se densifie jusqu’à l’instant où ils meurent sans qu’ils s’en soient séparés une seconde. L’onde reste au fond d’eux. »
La volonté d’inscription de Quignard dans la grande lignée romane, romaine, est présente dans chacune de ses lignes. Il est l’un des derniers témoins romanesques des humanités classiques, de La Grèce antique, de la Rome antique, de notre Moyen Âge roman. Il se réclame d’une « francitude » nourrie de sagesse, de poésie, d’histoire nationale, issue de notre latinité.
« […] tous les plus grands, Bernard, Abélard, Turold, Chrétien, Villon, Béroul, Renart, Froissart – les clercs francs avaient tous à la bouche une sentence de Seneca le Philosophe qui leur était enseignée le premier jour d’études dans les écoles abbatiales que l’empereur avait instituées entre la Loire, l’Yonne, la Seine, la Somme, la Canche, la Meuse, le Rhin, et qu’il avait multipliées. »
Passion française qui porte l’écriture de Pascal Quignard jusqu’au moment miraculeux de la naissance du français. A la date et à l’heure même de ce moment de grâce où un acte est posé par des hommes, fondateur d’une langue. Notre langue.
« C’est alors que, le vendredi 14 février 842, à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres.
On appelle cala le français. »
Et Quignard de poser ces lignes miraculeuses sous nos yeux :
« Voici les premiers mots français prononcés dans le froid et la neige, sur leurs lèvres glacées, le 14 février, compris par Nithard et aussitôt notés tandis qu’ils s’avancent dans l’air :
- Pro Deo amour et pro christian poblo
et nostro commun salvament
si Lodhuwigs sagramentt que son fradre Karlo jurat
no je ni nul qui en puissent returnar
en nulle aide, contre Lodhuwigs, ne serai.
C’est ainsi que le premier texte français se termine par une sublime double négation, qui est une terrible imprécation d’ostracisme en cas de parjure.
En nulle aide ne serai. »
Et vient alors, dans le souffle de la langue nouvelle, la naissance de la littérature française, elle aussi sise en un lieu, datée en un temps :
« La première œuvre de la littérature française date du mercredi 12 février 881, à Valenciennes, sur les bords de l’Escaut.
La tradition a intitulé ce premier poème écrit en français Séquence de Sainte Eulalie.
La lecture de « Les Larmes » est une plongée vertigineuse jusqu’à la source vive de la langue française, de la lettre française dont naîtra notre littérature. Celle sur laquelle, aujourd’hui, Pascal Quignard veille, comme une sorte de gardien du temple.
Essentiel.
Léon-Marc Levy
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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