Les invisibles, Claudine Galea
Les invisibles, 2013, 73 pages, 12,80 €
Ecrivain(s): Claudine Galea Edition: Espaces 34
Théâtre aux Editions Espace 34 :
L’été où le ciel s’est renversé, 2012
Au bord, 2010
Les chants du silence rouge, 2008
Les idiots, 2004
Je reviens de loin, 2003
La parole des invisibles
Qui sont les INVISIBLES ? CEUX QUE L’ON NE VOIT PAS.
Ils sont les « travailleurs pauvres », les distributeurs de prospectus qui marchent sur les trottoirs des villes et que nous ignorons, « la horde des Croquants et des Croqués, la horde de escroqués des excroqués et des grugés, les freaks mondialisés » (p.48). Le texte les rend volontairement invisibles. Les personnages sont donnés sans nom et agglutinés : la vieille « joue aussi LeGarçon ». Ils forment un noyau dur, les Quatre. Le texte ne présente pas de didascalie de personnage permettant d’habitude d’individualiser la parole de la réplique. Claudine Galea utilise un / qui peut dans le texte compact proposer au metteur en scène un changement de locuteur mais pas nécessairement. Les quatre d’ailleurs peuvent dire le texte à l’unisson :
On est tous les quatre/Tous les quatre ensemble / VIEILLE VIEUX FILLE FILS/
L’implacable société économique fonctionne dans cette déréalisation des êtres. Ceux qui ont le pouvoir, ceux qui embauchent ou débauchent ne sont que des « voix enregistrées » qui scellent le sort des membres de la famille :
Nous vous employons depuis presque deux années maintenant…
Les quatre ne peuvent compter que sur eux-mêmes face à l’adversité, à l’avancée dans l’âge, à l’obésité, au marché du travail. Ils sont ENSEMBLE, mot martelé et amplifié ENSEMBLE SOUDES (p.14).
Claudine Galea a pénétré l’univers des distributeurs de prospectus, à Cuges-les-pins. Un documentaire de P. Castuogno, Je travaille mais je suis pauvre, a été en partie le déclencheur de la pièce. Les invisibles sont aussi une chronique, au sens où la vie des personnages s’accroche au temps qui passe. La pièce s’organise à partir de la succession de trois années et des saisons : automne, juste avant l’hiver, l’hiver, juste avant le printemps et finit avec le printemps, « le printemps est là » au moment où les quatre décident enfin de partir, de prendre la route, peut-être dans leur tête… Deux générations de travailleurs parlent de leur vie. La dimension descriptive du texte l’emporte souvent sur l’écriture en dialogue. Les deux parents (vieux et vieille) incarnent le monde ouvrier ancien, celui à qui l’on a fait une promesse cynique : refaire sa vie en Roumanie, à PITESTI :
J’ai la fierté du travail bien fait La dignité du Bleu de travail /
Mais ce monde-là est bien mort et les usines ont fermé. Ils ne leur reste que des emplois vides de sens et mal payés. La fille, elle, a un diplôme de secrétaire mais elle est grosse. Dans le processus économique, le corps est marchandise. La fille est une Léda Burdy (personnage des Guerrières ordinaires de Magali Mougel) qui doit à tout prix perdre du poids pour rester dans le système capitaliste. Léda en meurt. La fille, elle, va pousser un chariot à roulettes et va maigrir mais cela ne suffira pas. La voix menaçante des employeurs exige encore plus :
Le travail, vous ne l’effectuez pas dans les temps (p.57).
Et il faut SOURIRE. Le verbe est en lettres capitales et nourrit la propagande de l’entreprise (p.58). La fille a en elle une force vitale incomparable ; par delà la faim qui la tenaille, elle « résiste », elle « prend la vie à bras le corps ». Elle apprend à conduire pour s’échapper enfin, pour renaître avec le printemps (p.60). Elle est UNE BOMBE, sans doute dans les deux sens du terme, bombe sexuelle, d’un corps dompté et bombe sociale, faisant exploser la domination. C’est elle qui prendra le volant dans un rêve éveillé, à la fin de la pièce et clamera avec les trois autres, devenant « la locutrice principale » à la fin de la pièce :
QUE CA SAUTE
Le fils, lui, travaille au garage, en qualité d’intérimaire CDD. Précaire comme sa vie :
A sept heures trente un collègue vient me chercher
De sept heures trente à seize heures journée continue au garage Je rentre me reposer un peu et manger un bout A dix huit heures je repars finir au garage jusqu’à vingt heures vingt heures trente…
Au fond, son sort est celui d’« une femme africaine », travailleur pauvre, immigré du travail asservissant. Il résume leur existence à ce slogan rythmé CHEAP & CHIP.& FILLES & FILS, raison sociale pleine d’autodérision pour les victimes du marché. globalisé. Il y a pourtant un monde du VISIBLE (p.69). Les couleurs des fleurs au printemps enchantent la vie ; la fille porte une robe à fleurs (p.68), « grandes fleurs flashy » ; ils se souviennent du foulard à fleurs de Pitesti ; les fleurs « explosent de couleurs au printemps ». Comme dans un cri psychédélique, avancent les personnages. Claudine Galea travaille alors la langue comme un maelstrom : les capitales d’imprimerie envahissent le texte, l’hyperbole XXXL /XXXXL/XXXXXL/ revient chaque fois plus pressante, la grossièreté FUCK est reprise et redoublée. Et le mot lui aussi passe de son unité à une agglutination dévorante, galopante :
Maison-nouvelle-route-ancien-terrain-vague-hypermarché-numéro-deux-consortium-des-entrepôts-de-la distribution/
En somme les invisibles se réapproprient leur vie par la force du langage. Un langage qu’ils réinventent pour « voir en grand ». Nous le savons tous : les printemps ont leur révolution.
Claudine Galea regarde le monde avec une acuité sans concession. Une photo de la prison d’Abu Ghraib en Irak lui a fait écrire Au bord. La vie des précaires, des chômeurs français lui a donné matière à s’indigner et à modeler une parole dramatique faite de cette chair humaine douloureuse, méprisée et abandonnée.
Marie Du Crest
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