Les Infiltrés, L’histoire des amants qui défièrent Hitler, Norman Ohler (par Gilles Banderier)
Les Infiltrés, L’histoire des amants qui défièrent Hitler, Norman Ohler, mai 2020, trad. allemand, Olivier Mannoni, 424 pages, 22 €
Edition: Payot
Les sociologues ont montré depuis longtemps que le prénom constitue un marqueur social (en y réfléchissant un peu, cette « découverte » ressemble, comme souvent en sociologie, à un enfoncement de portes ouvertes). Se peut-il qu’un prénom soit également une figure du destin ? Femme libre dans tous les sens du mot, elle portait le prénom rare et peut-être unique de Libertas. Son mari, Harro Schulze-Boysen, incarnait à lui seul une page de l’histoire allemande : on trouvait dans son arbre généalogique l’amiral Alfred von Tirpitz (le plus grand navire de la marine de guerre allemande porta son nom) et Ferdinand Tönnies, un des fondateurs de la sociologie. Le grand-père de Libertas, le prince Philipp zu Eulenburg, fut l’ami intime du Kaiser Guillaume II et même davantage, faisant partie du cercle masculin qui se réunissait autour de l’Empereur manchot pour des séances de spiritisme et des parties fines.
Göring viendra chasser sur les terres appartenant aux parents de Libertas. Dans le Berlin de l’entre-deux-guerres, Harro animait une revue indépendante, Der Gegner (L’Opposant). Après 1933, ni l’opposition, ni l’indépendance ne seront au goût du nouveau régime, qui fit ce qu’il convenait de faire pour les briser (Harro fut dûment passé à tabac et en conserva des séquelles). Dans certains cas, ce genre d’intimidation porte ses fruits ; dans d’autres non. Travaillant à la Deutsche Kulturfilm-Zentrale, Libertas fut amenée à s’occuper des documentaires d’actualité qui, lors des séances de cinéma, précédaient le grand film proprement dit. Elle vit ainsi arriver sur son bureau des photographies prises par les soldats de la Wehrmacht eux-mêmes, lors d’exécutions massives sur le front de l’Est. Harro, lui, travaillait au ministère de l’Aviation, un endroit où l’on pouvait également voir et apprendre bien des choses. Ce couple libre passa insensiblement de l’opposition à la résistance. Avec leur cercle d’amis, ils rédigèrent et imprimèrent des tracts anti-nazis (qu’ils enverront même au demi-frère du Führer et à Roland Freisler, le futur président du tribunal politique du Reich), collèrent des affiches et, surtout, après l’invasion de l’URSS, transmirent à Moscou des renseignements sur les armées allemandes. Comme il fallait s’y attendre, un de leurs compagnons fut appréhendé et le réseau entier, pourtant très lâche, tomba. Harro et Libertas furent pendus le 22 décembre 1942, au moment même où, pour le Reich, la faveur des armes s’inversait sans retour. Quelques heures avant son exécution, Harro obtint d’un gardien qu’il dissimulât son dernier poème, où se révèle l’influence du maître de toute une génération, Stefan George, qui avait refusé avec mépris les honneurs que lui offrait Goebbels et s’en était allé mourir hors d’Allemagne : « Wenn Köpfe rollen, dann / zwingt doch der Geist den Staat » (« Même si les têtes roulent, / L’esprit vaincra l’État »). Harro et Libertas avaient 33 et 29 ans. Leurs corps furent « légués à la science », leurs biens confisqués et leurs noms effacés aussi complètement que possible, jusqu’à ce que Norman Ohler vienne remuer vieux souvenirs et vieilles archives.
L’historiographie allemande de l’après-guerre a été marquée par au moins trois mythes : la dénazification, l’idée que l’armée régulière avait conservé les mains aussi propres que possible dans une guerre, la résistance allemande. Norman Ohler rappelle que la dénazification est un conte pour enfants (tous ceux, ou presque, qui firent condamner Harro et Libertas moururent de vieillesse), que la Wehrmacht prit plus que sa part des atrocités nazies, que la résistance allemande fut à la fois éparpillée (des communistes aux conservateurs) et ne parvint jamais à s’unir (p.341). Si noble fût-il, le sacrifice consenti de Harro et Libertas (qui ne furent ni Stauffenberg, ni Hans et Sophie Scholl) ne servit sans doute à rien (mais peut-être s’agissait-il moins de modifier le cours des événements que de sauver son âme). Il constitue en revanche un avertissement pour ceux qui, aujourd’hui encore, se laissent bercer par l’illusion de vivre dans un « État de droit » (ce qu’était l’Allemagne hitlérienne).
Gilles Banderier
Né en 1970, journaliste, écrivain et scénariste, Norman Ohler est l’auteur de L’Extase totale, le IIIe Reich, les Allemands et la drogue (2016).
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