Les impunis, Olivier Weber
Ecrivain(s): Olivier Weber Edition: Robert Laffont
Nous connaissons tous ce moment de l’Histoire : au Cambodge, entre 1975 et 1979, Pol Pot et ses sbires installent un régime politique et une dictature d’une extrême violence qui causent la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. Des procès sont en cours, et cette historie fait toujours l’actualité – mais un seul verdict a jusque-là été prononcé : une perpétuité pour « Douch », patron de la prison de Phnom Penh à l’époque. Que reste-t-il sur place de cette histoire, et de la fracture causée par cette guerre civile ? par ce génocide ? Que sont devenus les Khmers rouges qui n’ont pas été arrêtés ni jugés ?
Sur la piste de Pailin
En remontant la piste de Battambang à Pailin, Olivier Weber, écrivain-voyageur, qui a fréquenté ces lieux à plusieurs reprises, a déjà une idée ce qu’il va trouver : une enclave, une région autonome, une « sorte de sous-royaume à l’intérieur du Cambodge où quelques auteurs du génocide et leurs complices vivraient en toute impunité ». Devant le danger potentiel qu’est la rencontre avec d’anciens tueurs, il a une couverture : monter sur ces hauteurs pour retrouver les traces d’un animal en danger, l’Arctonyx collaris, « plus connu sous le nom de balisaur ou blaireau asiatique ou encore ours-cochon ».
Victimes et bourreaux
Aujourd’hui le peuple khmer est officiellement « uni ». Et on peut entendre des phrases comme « On ne va pas se foutre sur la gueule pour si peu, oui, tu as raison, il y a eu assez de morts, un génocide, tu te rappelles ? ». Mais par qui ces mots sont-ils prononcés ? Par des victimes ou par des bourreaux ? En dehors de quelques uns, arrêtés, il est en principe impossible de les reconnaître. Comment faire quand si peu de Khmers rouges ont été arrêtés et jugés ? Où est la frontière entre le Bien et le Mal ? Selon Olivier Weber « les Khmers rouges ont jeté en pâture quelques uns de leurs chefs, cinq au total » et les autres se sont fondus dans la population, dans le pays. Avec parfois des retournements de veste insensés. Un ancien bras droit de Pol Pot devenu défenseur des droits de l’homme dans l’ouest du Cambodge, est-ce possible ? Oui.
L’atlas de la barbarie
A Pailin, par exemple, une sorte « de ville du Far West ». Un endroit qui se veut banal, avec une banale borne-frontière, des fondrières, des nids-de-poule. Une ville, des maisons, des rues poussiéreuses, des bars, beaucoup de bars, des tripots, beaucoup de tripots. Comme dans tous les endroits où il y a des rubis, donc de l’argent à blanchir, des hommes, des trafics, des armes. Et pas mal de champs de mines alentour. L’argent que rapportent les pierres précieuses permet de tout acheter, y compris le silence. Mais surtout, dans cette enclave, Olivier Weber sent la peur, « l’inquiétude perpétuelle » qui s’est installée. Elle n’a d’ailleurs jamais quitté les survivants du génocide, et comment pourrait-elle disparaître au contact des probables bourreaux ? Pailin, enclave officieuse des Khmers rouges et du trafic (or, femmes) est le lieu par excellence où se cristallise cette peur, par la haine, la rapine, le désespoir, l’argent, etc. Situations ubuesques : les anciens bourreaux regardent, dans les salons de leurs maisons à Pailin, une télévision qui diffuse des extraits du procès en cours à Phnom-Penh.
Les impunis
Un extrait résume bien l’ambiance et la situation. Près d’une grotte, une « bonzesse (…) ne cesse de prier pour les victimes tout en craignant le retour des bourreaux, ils sont là, au-dessus de la route, ils attendent leur tour, ils terrorisent le secteur, ils ne craignent rien car ils ont l’argent, les armes et la douleur du peuple, la culpabilité de tous, une culpabilité de commencement et de fin du monde car nous ne savons plus qui est qui, tout le monde s’est mélangé en coupables et innocents, tant et si bien que les innocents se sentent coupables et les coupables se sentent innocents ».
Ce récit sur les « impunis » du Cambodge n’est pas un livre drôle – mais certains très bons romans ne le sont pas –, c’est un livre grave et pas du tout romancé. Un reportage très bien construit, jusqu’à la rencontre avec Mey Maak, son point d’orgue, et bien écrit (Olivier Weber est un « écrivain » voyageur.) C’est aussi une claque, une vérité qui fait mal à entendre sur un monde que nous feignons d’ignorer, un peuple qui est peut-être encore en partie en « dépression » et qui pourrait le rester tant qu’un procès digne de ce nom (un « Nuremberg Khmer ») ne remplacera pas la « parodie de justice » actuelle (2012-13).
Le Cambodge n’est pas qu’un pays touristique. C’est aussi un pays dans lequel la « banalité du Mal » semble s’être installée. Je propose la lecture de ce reportage avant d’y aller.
Lionel Bedin
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