Les Immémoriaux, Victor Segalen (par Marianne Braux)
Les Immémoriaux, 316 p. 5,60 €
Ecrivain(s): Victor Segalen Edition: Mercure de France
Tahiti, aux premiers temps de la colonisation. Térii, jeune récitant de la communauté maorie, est victime d’un trou de mémoire lors d’une récitation rituelle des « beaux parlers originels où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants ». Dans ce trou de mémoire sacrilège, Térii perçoit aussitôt un mauvais présage : la disparition de la civilisation indigène, dont le lecteur suivra le déclin tout au long du roman, depuis l’arrivée des premiers britanniques jusqu’à l’évangélisation du peuple maori, cristallisé dans la métamorphose de Térii. Celui-ci, après des années d’exil dans les îles de l’archipel polynésien à la recherche de la Terre Originelle, finira par s’en retourner chez lui et par prendre le nom de Iakoba avant de devenir diacre, reniant ainsi définitivement ses origines.
Premier roman de l’écrivain breton Victor Segalen, publié en 1907, Les Immémoriaux est un texte à la fois politique, philosophique et poétique. A la dénonciation des méfaits de la colonisation se joint une réflexion sur l’Autre et notre manière de l’envisager, exposée dans un essai inachevé intitulé Notes sur l’exotisme, dont Les Immémoriaux apparaît comme le parfait pendant romanesque. Segalen y déclare vigoureusement son désir de « jeter par-dessus bord tout ce que contient de mésusé et de rance ce mot d’exotisme, le dépouiller de tous ses oripeaux : le palmier et le chameau ; casque de colonial ; peaux noires et soleil jaune », et envisage la possibilité de décrire les cultures étrangères « du dedans en dehors », soit dans leur différence radicale, à travers ce qu’il appelait une « esthétique du divers » :
L’Exotisme, écrit-il, n’est pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ; nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers.
Loti, Saint-Paul Roux, Claudel ont dit ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc. Ont-ils révélé ce que ces choses et ces gens pensaient en eux-mêmes et d’eux ? […] Et dans l’échelle, par degrés d’artificiels, des arts, n’est-ce pas un cran plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, l’écho de sa présence ?
Conformément au projet formulé ici, Les Immémoriaux bouleverse les codes de la littérature exotique encore en vogue au début du 20è siècle, en dessinant le figure d’un narrateur énigmatique qui, subtilement, adopte un point de vue interne, superbement soutenu par un emploi récurrent du style indirect libre et l’insertion d’expressions maories à même le discours narratif :
Un silence pesa, avec une petite angoisse. Aüe ! Que présageait l’oubli du nom ? C’est mauvais signe lorsque les mots se refusent aux hommes que les dieux ont désignés pour être les gardiens des mots !
Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s’en vont si loin qu’ils changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants.
Au troisième lever du soleil, il emplit la pirogue de noix de haari, pour la soif, et de fruits de uru, pour la faim. Aidé de quelques fétii et d’une nouvelle épouse, il leva le pahi tout chargé.
Ce « déplacement du foyer de la parole », ainsi que l’identifie l’écrivain et universitaire Christian Doumet dans la préface du roman, permet à Segalen de renverser la perspective européo-centrée habituelle pour rendre la parole et la mémoire à un peuple désormais soumis aux Ecritures, si bien que Les Immémoriaux aurait longtemps été le seul roman français accepté dans le panthéon culturel maori. Ceci explique le regain d’intérêt qu’a connu ces dernières années l’œuvre de Segalen et en particulier Les Immémoriaux, apte à relayer la pensée post-colonialiste née pour durer dans le dernier quart du 20è siècle chez certains esprits brillants comme Edouard Glissant. Dans sa Poétique de la Relation, Glissant fait l’éloge de Segalen en lui reprenant un de ses plus grands concepts philosophiques, le Divers, pour étayer sa thèse du Tout-Monde. Un Tout-Monde dont Les Immémoriaux laisse admirablement apercevoir la possibilité, pour le bonheur du lecteur en quête de différence, de complexité et de poésie.
Marianne Braux
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