Les Idylles de la complicité, Carl Watson (par Philippe Chauché)
Les Idylles de la complicité, Carl Watson, éditions Vagabonde, mars 2023, trad. anglais (USA), Brice Matthieussent, 244 pages, 19,90 €
« Tout émoustillé, je m’approchai. Cette femme avait un ego qui chassait comme une tentacule. Elle avait aussi un serpent à la place de la langue, un accent de South-Side à faire fondre l’asphalte, de délicieuses lèvres couleur prune ainsi qu’un chignon au-dessus de petite lunettes noires en forme d’amandes qui allaient très bien avec l’ovale de son visage ».
« Nous étions dans les années quatre-vingt et les conflits fantasmés flottaient dans l’air du temps ».
Les Idylles de la complicité est un étourdissant roman d’amour, de joies et de peines, où Frank le narrateur, et Sophie sa destinée amoureuse, vont mettre leur passion aux risques d’un voyage en Inde. C’est tout d’abord à Chicago qu’il rencontre son double volcanique, ce qui se noue entre eux va ressembler à un roman de colères et de disputes, à une comédie romanesque et virevoltante comme seul Hollywood savait en écrire.
C’est aussi à Chicago qu’il croise quelques américains modernes curieux de déconstruction, de marxisme, s’enivrant de sémiotique et des essais de Derrida et de Foucauld, et Carl Watson nous en offre des portraits piquants, portraits de poseurs qui telles des abeilles, font leur miel dans les galeries de peintures, et les soirées très arrosées dans des lofts de quartiers à la mode, à la poursuite de leur jeunesse perdue, d’une Beat Génération disparue, sans jamais craindre le ridicule. Cette effervescence donne corps au roman, où l’on croise Bernadette, figure de cette nouvelle modernité, qui rêve de Maria Callas.
Après l’errance américaine, Franck et Sophie vont donc s’envoler pour l’Inde, pour tenter d’y poursuivre leur saga amoureuse, avant que ne disparaisse Sophie, sans raison apparente. En Inde, c’est l’immersion dans la pauvreté, la violence et les divinités, qui accompagnent les deux amoureux en sursis. Carl Watson saisit avec une très forte présence romanesque, ce qu’il voit et imagine, ce qu’il entend du tumulte indien, des cris et de la folie qui rôde, et des mille supercheries qui s’y faufilent. Il possède une machine imaginaire unique, comme une roue mécanique qui tourne dans les deux sens et s’arrête au hasard sur un personnage ou une situation, qui va à son tour donner naissance à une autre situation et à d’autres personnages. Carl Watson joue et se joue de la narration romanesque avec félicité, et son livre fourmille de visions et d’idées, d’écarts, de rêves et de doutes amusés.
« D’après une vérité rebattue, l’amour restait la dernière aventure pour les êtres humains sur cette planète à l’agonie. Les bas-fonds grouillent de ratés romantiques et de héros tantriques, de saints impuissants et de piteux amants à la Indiana Jones – des gens qui n’ont pas réussi leur percée vers l’autre côté, dans le style Jim Morrison, ou dans n’importe quel autre style, du reste ».
Les Idylles de la complicité est le deuxième volet de la trilogie de Carl Watson, après À contre-courant rêvent les noyés, trilogie d’une Amérique qui se fissure, dont les rêves anciens se sont évanouis, d’une Amérique qui perd pied, et les personnages de Carl Watson tournent en rond, sans craindre d’être dévorés par les flammes qu’ils ont eux-mêmes allumées. L’auteur qui possède une culture éblouissante, trouble les situations, et entraîne ses personnages dans un exil territorial, l’Inde, mais aussi intérieur, où les sentiments semblent relégués dans un magasin des vestiges dédié à la vie d’avant. Soulignons enfin l’éblouissante traduction de Brice Matthieussent, toute en finesse, en justesse et en élégance, fidèle au style de Carl Watson, qui l’est tout autant.
Philippe Chauché
Carl Watson est l’auteur de : Hôtel des actes irrévocables (Gallimard), et cinq autres romans tous publiés par les Editions Vagabonde : Sous l’empire des oiseaux ; Une vie psychosomatique ; Hank Stone ; Le cœur de craie ; À contre-courant rêvent les noyés.
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