Les Hospitaliers, Caroline Girard, Franck Magloire (par Mona)
Les Hospitaliers, Caroline Girard, Franck Magloire, Editions L’Ire des Marges, janvier 2023, 130 pages, 14 €
Les Hospitaliers ne renvoie pas à un lointain passé mais à la faillite bien actuelle d’un idéal : l’hôpital public. Jadis fierté nationale, il semble devenu le miroir de nos défaillances. On sait que l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris connaît un énorme déficit et que nombre de soignants, soumis à des cadences épuisantes, quittent l’hôpital, découragés par la déshumanisation des soins et les risques croissant d’erreurs. A partir de soixante-dix heures d’enregistrement audio effectués à la demande d’une soignante auprès de 35 agents travaillant dans les établissements publics de soins, c’est un véritable travail de réécriture que Caroline Girard et Franck Magloire ont entrepris pour nous livrer 108 pages incisives et percutantes d’une écriture dense.
Les témoignages renvoient à l’épisode tragique du coronavirus, comme l’indiquent de nombreuses métaphores guerrières (« une médecine de guerre », « je suis parti du principe que c’était un champs de bataille », « l’impression d’être sur un champs de bataille ») et le livre bat d’un cœur à l’unisson : du médecin à l’infirmière ou aide-soignante, de la manipulatrice en radiologie au brancardier ou à l’agent de nettoyage, de l’employé chargé de la logistique à celui de la chambre mortuaire, tous crient le manque et la souffrance au travail. Chaque récit forme une longue litanie : tri des malades, tâtonnements des médecins, statistiques des morts quotidiennes, familles évincées, deuils impossibles… La force de ces témoignages saisissants tient à ce travail de réécriture qui donne au livre un intérêt tant littéraire que sociologique.
Le livre s’ouvre sur un cri de détresse, « Je suis réquisitionnée », qui scande le début et la fin d’un premier monologue de sept pages écrites en une seule phrase. D’emblée, le rythme époustouflant, quasi hystérique, place le sentiment d’urgence au cœur du propos. D’autres monologues aux phrases courtes et saccadées expriment bien un système à bout de souffle, aux personnels épuisés, redoutant de devoir laisser leur peau au travail. La syntaxe, hachée à dessein, traduit l’immense tension qui règne au sein de l’hôpital entre les diverses hiérarchies, entre le corps médical et le personnel administratif comme entre soignants et soignés. Contraints de sacrifier vie familiale et bonheur personnel pour des salaires de misère, les hospitaliers refusent d’être des robots sans affect. La remarque d’un soignant apparaît la phrase-clé du livre : « l’humain est broyé par un système » d’autant plus impitoyable qu’il abolit la séparation entre la sphère intime et le monde professionnel. Comme l’annonce, messagère du tragique, une femme médecin, « la nuit est là », tout le livre résonne d’un tragique aux accents parfois comiques : le planning ingérable du gestionnaire de la plateforme de déchets qui répète mécaniquement « Tout déborde » tandis que la femme médecin réanimatrice, dans une drôle de liste à la Prévert, égrène le manque de pousse-seringues, masques, charlottes ou guirlandes de multiprises sans oublier la pénurie nationale de sédatifs remplacés par (« de l’ukrainien, du tunisien, du japonais, du turc, du portugais, de l’anglais, du russe, du chinois, de l’anglais »).
La période du covid a fait surgir de drôles de paradoxes : la mort, jamais autant présente, n’aura été rendue aussi discrète et les soignants, perçus comme des pestiférés, se voient néanmoins applaudis comme des héros. Les tenants du savoir médical et les gardiens de la technologie, jadis tout puissants, constatent avec un accent camusien : « nous restons minuscules face à cet inconnu qui nous a submergés… ce petit virus nous rappelle que l’homme ne maîtrise pas tout et qu’il doit rester humble ». Déjà, l’auteur de La Peste critiquait l’hubris de nos sociétés (« Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout »). Ces femmes et ces hommes ordinaires pourraient affirmer avec le Dr Rieux de Camus, « Ce que je hais, c’est la mort et le mal » et ils nous disent leur petite cuisine personnelle pour conjurer la peur (« et tous les jours j’ai peur, il faut que je prenne les mixtures que je fais moi-même, mes tisanes de thym, de laurier tous les jours… Protège-moi Seigneur, je supplie Dieu… »).
Les auteurs, fidèles à la parole des hospitaliers, s’attachent à donner forme à leur message éthique. Deux mots simples et concrets, « faire avec », répétés en boucle par une infirmière, affirment l’impérieuse nécessité de se coltiner au réel et de s’y soumettre, seule manière de faire fonctionner la machine. Un agent de traitement des déchets pousse un cri du cœur assez désabusé pour dire l’importance de la solidarité humaine : « il faut attraper ce virus de l’amour… Un élan d’amour manifeste… On a laissé ce bel élan s’envoler ». Et d’autres questions éthiques plus vastes se profilent sans réponse : « est-ce suffisant de se mobiliser à un moment donné pour changer le monde ?… Quel est le prix d’une vie pour une société ? Quel prix est-on prêt à mettre pour une vie ? ». Caroline Girard et Franck Magloire tissent un patchwork d’humanité.
Les auteurs font jaillir de la poésie aux endroits les plus inattendus. Le témoignage, scandé par le mot « vide », d’une femme médecin sensibilisée aux ravages du confinement, se conclut par un écho poétique : « Vide sans son. Vide silence ». Puis trois poèmes surgissent au beau milieu du monologue d’un agent d’entretien congolais, amoureux des mots et du rire. D’abord une ligne en italiques, tirée d’un poème de Paul Eluard, La nuit n’est jamais complète, puis au fil des mots qui déplorent la pénurie de masques et l’enterrement à la va-vite d’un neveu, des bribes de poésie continuent d’apparaître (« un cœur généreux, une main tendue, une main ouverte, des yeux attentifs ») tel le pari fou que la poésie a le pouvoir de faire reculer les ténèbres de la souffrance. Alors, c’est au tour du Sonnet pour Hélène de Ronsard d’inviter au carpe diem (« vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie »). On s’étonne peut-être de la note de rédemption, deux vers tirés de La Ballade des pendus de François Villon (« Frères humains, qui après nous vivez, n’ayez vos cœurs contre nous endurcis »), qui viennent couronner le tout.
Un bel élan vital traverse le livre et affirme la croyance optimiste au bonheur, d’autant plus présent quand menacent la maladie et la mort (« il y a toujours au bout du chagrin une fenêtre ouverte »). L’humanisme vire parfois à l’antisystème virulent (« il y a toujours quelque chose de positif, quelque chose de bien dans les hommes… mais le système, je ne l’aime pas ; il est la cause de tout ça, de toutes ces difficultés. Le système divise, accapare, il est aveugle », s’exclame le logisticien, féru de poésie) à l’instar de Camus qui remarquait déjà, en période d’épidémie, « la première réaction fut d’incriminer l’administration ». Mais nulle tentation complotiste ne transparaît dans les propos de ces hospitaliers. Seul un commentaire désuet sur les mérites du système chinois fait aujourd’hui sourire : « on peut toujours critiquer le système chinois, n’empêche qu’ils ont su gérer la crise ». Si la remarque édifiante d’une aide-soignante sur les lendemains qui chantent peut laisser sceptique (« cette épidémie met en lumière que le monde va changer d’une manière ou d’une autre »), la légère allusion à l’influence grandissante des salafistes à l’hôpital est glaçante : « ils refusent que je les touche parce que je suis une femme, que je suis blonde ».
Les mots des soignants pour dire le total délitement de l’hôpital public, l’urgence à « recentrer l’hôpital sur l’humain » et affirmer l’amour du soin aux autres sonnent juste. En écho à la compassion de l’épitaphe de Villon, c’est le mot « ciel » qu’ont choisi les auteurs comme mot de la fin : « Avant je ne voyais pas le ciel, je ne voyais pas les nuages, je ne voyais pas le soleil se lever… Là j’avais des choses à lui dire et je voyais les champs, le printemps, l’été, le ciel ». Une fin bien céleste pour une politique qui a failli et un hommage à des hospitaliers en chair et en os.
Mona
Caroline Girard a créé la compagnie de lecture à voix haute, La Liseuse, et balance entre théâtre et écriture. Elle est l’auteur de On a volé le Saint-Esprit (La huit, 2003), La mort arc-en-ciel (L. Mauguin, 1998) et Corps Textes (Le Soupirail, 2019).
Franck Magloire est l’auteur de plusieurs romans dont Ouvrière (Points Seuil, 2012, Prix littéraire de la ville de Caen). Son dernier roman Destination a paru en 2017 (Le Soupirail).
Les Hospitaliers a fait l’objet d’une adaptation radiophonique en 5 épisodes de 30’ pour Le Feuilleton de France Culture (diffusion à venir).
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