Les grands cerfs, Claudie Hunzinger (par Charles Duttine)
Les grands cerfs, août 2019, 192 pages, 17 €
Ecrivain(s): Claudie Hunzinger Edition: Grasset
Ecrire à proximité des bêtes.
Entrer dans le livre de Claudie Hunzinger, Les grands cerfs, c’est passer le seuil d’un univers fait de grands vallons, de secrètes parcelles forestières et de sentiers cachés au plus profond des Vosges alsaciennes. Non pas des chemins qui ne mènent nulle part mais qui nous conduisent au plus près du monde animal.
Le livre commence d’ailleurs comme le grand essai de Jean-Christophe Bailly, Le versant animal. Un cerf apparaît dans les phares d’une voiture sur une route de campagne. Chez Jean-Christophe Bailly c’est l’occasion d’une approche du mystère animal, chez Claudie Hunzinger ce sera le point de départ d’une enquête et de la révélation d’une passion intense.
Le récit s’organise autour de quelques personnages, Pamina, la narratrice, autrement dit le double de Claudie Hunzinger, et Nils, son compagnon. Ces deux-là se sont installés depuis longtemps au cœur de la forêt vosgienne, dans un lieu appelé les Hautes-Huttes. Cette installation est qualifiée de « décision » ou de « désertion poétique ». Tous les deux fuient la plaine, le monde des villes, l’ennui, son confort matériel et intellectuel pour une autre manière d’habiter le monde. Une vie où ils recherchent « l’impossible », « l’aventure » ou encore écrit-elle « l’émerveillement ». Et puis, il y a Léo un ami photographe animalier qui va construire un affût d’observation et initiera Pamina à l’univers des grands cervidés. Une sorte de clef féérique qu’elle reçoit comme dans la légende de Barbe-Bleue conduisant vers une chambre interdite menant vers un monde inconnu, celui des grands cerfs.
Très vite, Pamina-Claudie Hunzinger découvre la passion de l’observation qui devient une véritable « obsession ». Le récit devient alors celui « d’une femme qui est passée du côté des bêtes sauvages ». Elle se rend avec cette clef magique dans l’affût au crépuscule ou au petit matin, périodes cruciales d’observation. Elle nous dit alors le corps aux aguets et l’oubli de soi devant la beauté animale. Elle y passe des nuits entières souhaitant approcher au plus près des cerfs, « connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, (s)e glisser dans leur mufle, frémir sous leur pelage… ». Un jour, elle réussit même à approcher de l’un d’entre eux, au bénéfice d’un vent favorable ou pourquoi pas d’une complicité acceptée de l’animal.
Et avec elle, nous en apprenons sur ces grands cerfs, le brame bien entendu, leurs amours automnales, la violence à ce moment-là entre grands mâles. Mais aussi, l’auteure nous raconte les ramures complexes qu’ils portent, les faisant souffrir jusqu’au sang lorsqu’ils se débarrassent de la peau de velours qui les enrobe. Ce livre a donc une vraie valeur documentaire. On y découvre également quelques hommes qui les côtoient pour des raisons diverses, les responsables de l’Office National des Forêts, les chasseurs ou encore ceux qui recherchent les mues des bêtes. La logique des premiers est de préserver la forêt à tout prix et les grands cerfs sont perçus comme ceux qui saccagent, celle des chasseurs paraît obnubilée par la quête de trophées et les amateurs de mues poursuivent une étonnante passion, comme si s’approprier une ramure avait un je ne sais quoi de magique.
L’une des originalités du livre est d’être construit comme un journal que tient Pamina. On suit la diariste dans ses différentes observations, les échanges qu’elle peut avoir avec Léo, les forestiers, quelques amies et avec elle-même. Un dialogue intérieur où la pratique de l’écriture se mêle à l’univers forestier et celui des grands cerfs. Ainsi, le regard qu’elle porte sur la rumination de ces bêtes : « Je me suis toujours demandé si ces interminables mastications n’étaient pas une lecture, puis une relecture, puis une relecture à pleine bouche du poème de la montagne par les cerfs », ou encore, lorsqu’elle rejoint l’affût à 4 heures du matin « J’avançais dans les sentiers craquant de gel comme j’avançais dans la narration d’un roman ».
Bref, l’écriture de ce récit connaît des ramifications aussi sinueuses, sauvages et tourmentées que les ramures portées par les cerfs. Le parcours en est tout en nuances ; on avance par petites touches dans cette passion pour ces grands cerfs ; une démarche où elle reste finalement très solitaire, s’éloignant même de son initiateur, Léo, dont elle n’accepte pas la complaisance avec les chasseurs qu’elle découvre sur le tard.
Ce livre vient d’obtenir le Prix Décembre. Il enchantera tous les lecteurs amateurs de nature qui aiment la découverte en promeneur solitaire, à pas feutrés et l’œil aux aguets, de ces autres que sont les animaux.
Charles Duttine
Ecrivain et plasticienne, Claudie Hunzinger est l’auteure de nombreux livres dont, chez Grasset, Elles vivaient d’espoir (2010), La Survivance (2012), La langue des oiseaux (2014), L’incandescente (2016).
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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