Les grandes villes et la vie de l’esprit, Sociologie des sens, Georg Simmel (par Gilles Banderier)
Les grandes villes et la vie de l’esprit, Sociologie des sens, mars 2018, trad. allemand Jean-Louis Vieillard-Baron, Fréderic Joly, préface Philippe Simay, 110 pages, 6,60 €
Ecrivain(s): Georg Simmel Edition: Payot RivagesIl est d’usage, dans le petit monde universitaire, de mépriser plus ou moins discrètement les articles de revue, qui représenteraient, par rapport aux livres, une forme moins aboutie de la pensée et de la recherche. Or bien des textes importants ne furent jamais autre chose que des articles de revue, à commencer par les cinq contributions envoyées aux modestes Annalen der Physik par un jeune savant inconnu, Albert Einstein ; contributions publiées en 1905 et plus importantes que bien des gros ouvrages en plusieurs tomes. Contemporains des démonstrations d’Einstein, les deux textes du sociologue Georg Simmel (1858-1918) réunis dans ce mince volume furent également des articles : Les grandes villes et la vie de l’esprit proviennent d’une conférence donnée en 1902 et publiée l’année suivante ; Sociologie des sens parut en 1907. Dans ces deux articles se déploie une pensée mûre. En sociologue digne de ce nom, Simmel s’intéresse à la grande ville contemporaine, celle où lui-même a pu vivre. Passée entre 1871 et 1914 de 800.000 à 4 millions d’habitants (une croissance démographique qui n’est pas sans évoquer, de nos jours, Istanbul), Berlin a fourni à Simmel un terrain d’observation et de réflexion privilégié (ses remarques recoupent en partie celles de Walter Benjamin sur Baudelaire et Paris, dans l’essai Sur quelques thèmes baudelairiens).
Quelles sont les conséquences psychologiques de la vie quotidienne dans une métropole, aux points de vue sensoriel et nerveux ? Contrairement aux expériences conduites dans les domaines des sciences de la nature, qui exigent des investissements matériels importants, chacun peut aisément faire l’essai d’une semaine passée, tantôt en plein milieu de Paris ou de Londres, tantôt au fond d’une campagne perdue, et formuler ses propres observations. Dans les très grandes cités, l’intensité des contacts humains, des sollicitations en tous genres, provoque des réactions nerveuses particulières, parmi lesquelles une indifférence prononcée à ses semblables. Simmel, qui ne quitta Berlin que pour aller enseigner à Strasbourg, se garde cependant d’une idéalisation à la mode américaine des petites communautés (« l’habitant de la grande ville est “libre” par opposition aux mesquineries et aux préjugés qui mettent à l’étroit l’habitant de la petite ville », p.59-60).
On pourrait croire que Sociologie des sens, présentée dans une traduction inédite, n’est là qu’à titre de texte adventice, destiné à apporter un peu d’épaisseur, de volume, à un livre qui sans cela se réduirait à n’être qu’un fascicule. Or, des deux textes, il est probablement le plus intéressant et le plus riche en perspectives variées. Levinas, Corbin et Süskind ont-ils lu cet article, qui anticipe leurs propres réflexions sur le visage, les miasmes et les parfums ? Les remarques de Simmel sur l’oreille, « organe égoïste par excellence » (p.94), incapable d’interactions avec l’autre (tandis qu’on peut échanger des regards), mais aussi incapable de se fermer ; sur les odeurs comme facteur de conflit entre les êtres humains, ont l’évidence limpide du génie (curieusement, le toucher est oublié – est-ce parce que Simmel fut un citadin et que ce sens est atrophié dans les métropoles ?) ; de même que ses notations sur la rationalisation industrielle dans les usines où l’on se voit sans s’entendre (« La production immédiate de formations sociales très abstraites, non spécifiées, est […] favorisée, pour autant que fonctionne la technique des sens, du fait qu’elle relève du voir et non de l’entendre. Cette configuration a activement encouragé la création du concept moderne de “travailleur”. Ce concept d’une efficacité inouïe, qui englobe la totalité des travailleurs salariés, qu’ils fabriquent des canons ou des jouets, était inaccessible aux siècles précédents. Parce qu’elles reposaient pour une large part sur les relations à caractère personnel et les échanges verbaux, leurs associations de compagnons étaient souvent bien plus limitées et fraternelles, mais elles manquaient de la salle de fabrique et de la réunion publique de masse. C’est dans ces lieux seulement, où l’on voit d’innombrables personnes sans les entendre, que s’accomplit cette haute abstraction du commun, du commun à tous, souvent inhibée dans son déploiement par tout ce que l’oreille nous transmet d’individuel, de concret, de variable », p.99-100). À l’uniformisation virtuelle du « travailleur », des masses enrégimentées (on pense à Metropolis), le nazisme ajoutera les braillements du Chef, auxquels il était difficile de se soustraire sans paraître suspect. Une des caractéristiques de l’environnement totalitaire est qu’il sature la perception.
Gilles Banderier
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