Les Grandes poupées, Céline Debayle (par Pierrette Epsztein)
Les Grandes poupées, Céline Debayle, éditions Arléa, août 2020, 168 pages, 17 €
Qui, dans sa chair, n’a jamais vécu une faille profonde, une blessure d’enfance, ne choisira pas forcément de s’engager sur la trajectoire hasardeuse et épineuse de l’écriture romanesque. C’est pourtant le pari qu’a engagé Céline Debayle. Elle soumet à notre lecture son deuxième roman : Les Grandes poupées.
Une rencontre avec un roman est toujours une aventure exaltante. Si, en tant que lecteurs, nous sommes, dans un premier temps, emportés par l’attraction du récit, nous ne pouvons aucunement, par la suite, échapper à la force de l’écriture parfaitement maîtrisée, tenue et rigoureuse. L’auteur évite tout débordement superflu. Dans cette histoire, nous sommes inévitablement conduits à nous pencher avec attention sur les ressources stylistes exploitées par Céline Debayle pour donner au texte toute sa cohérence et son acuité.
Une charpente vigoureuse déroule le texte sur deux mois, bornés par deux dates qui délimitent le champ de l’action. Elles découpent le récit en deux parties de longueur inégales, et ce sont les signaux d’une arrivée et d’un départ, Dimanche 8 juin 1953-Samedi 5 septembre 1953, le temps d’un été. La première partie s’étire dans un long temps immobile, la deuxième, très resserrée marque un nouveau changement, un nouveau voyage vers l’inconnu.
Dès le début du livre, la situation est posée. Le roman démarre sur une rupture soudaine et incompréhensible pour une enfant à qui une mère n’explique rien de ce brusque changement d’univers. « C’est la nuit, la ville est encore chaude, ma mère me traîne… Ma mère porte une valise, moi un poupon. Mince la valise, à son image… Ma mère ne m’explique rien, elle m’emporte comme une seconde valise ». Le décor est planté. Fuyant Marseille, la mère et la fille vont échouer près d’Antibes, ville chatoyante, luxe et bord de mer, dans « un lieu-dit » à l’odeur pénétrante : « Les Pins Verts ». En fait, elles débarquent chez une tante qu’elle va devoir accepter car aucun autre choix ne lui est laissé. Ce quatuor féminin va vivre une existence recluse dans un univers fermé au monde extérieur.
Dans Les Grandes poupées, Céline Debayle se pose un sacré défi : comment réussir le pari fou de donner une dynamique à un roman où domine l’inerte. Elle va y parvenir en creusant les dialogues, ou plus souvent le monologue intérieur, pour en extirper la plus élémentaire perception, la moindre sensation, le sentiment le plus vigoureusement manifesté, l’expression de la réflexion la plus fine ou la plus brutale. Le mouvement est marqué non par des déplacements dans l’espace mais par des mouvements dans la tête.
L’auteur ne découpe pas l’histoire en chapitres, mais elle trouve une astuce pour marquer une scansion. Une voiture va jouer le rôle du mouvement. Elle découpe le récit en séquences. Séparées du texte et signalées par une typographie en italique, elle reflète l’avancée du temps dans un lieu statique et une atmosphère close. Et les micro-péripéties serpentent dans un flux continu comme une rivière qui avancerait inexorablement vers la mer ou vers la mère, seul lien pérenne puisque le père, on l’a fui.
C’est à Josette, fillette de sept ans, que l’auteur choisit de déléguer la narration. Parlant en son nom, à la première personne du singulier, dans le présent de son expérience, cette enfant va nous conduire dans son labyrinthe intime où nous la suivons avec une certaine crainte mâtinée de curiosité. Où va-t-elle nous entraîner ? Coincée dans cet univers uniquement féminin, la fillette va se sentir submergée par une réalité insupportable pour elle. Comment va-t-elle réagir ?
Tous les sens en éveil, elle observe, capte avec attention les conversations d’adultes, celles qui lui sont adressées et celles qu’elle écoute clandestinement. Le récit peut se dérouler sous le regard aiguisé, perçant et étonnamment lucide de la jeune narratrice.
Très vite, les personnages de premier plan entrent dans sa scène. Il y a la mère, Odette, sa fille, la narratrice, Josette, la tante Emma et sa fille Alice. Au second plan, deux hommes absents, invisibles, mais si présents dans le souvenir et l’imaginaire des femmes et des filles. Le père, Robert Dubois et l’oncle François Maxence Belair, et une toute série de silhouettes à l’arrière-plan qui servent à faire remonter les souvenirs et à renforcer l’atmosphère.
Céline Debayle met en avant les contrastes. Sous le regard acéré de la fillette qui ne cesse d’évaluer la situation, la narration vogue, à travers son prisme entre concordances et oppositions, entre échos et non-dits, entre glorification et dénigrement, entre fantasmes et réalité. Dans son monde, les personnages, les lieux, les atmosphères, et même les objets sont invoqués dans toute leur complexité.
Même si Odette est brune et Emma est blonde, les deux sœurs ont tant de points communs. Chez les deux femmes, la mémoire est sélective. Elles se complaisent à patauger dans l’irrémédiable, à échafauder des scénarios catastrophe, à être poussées à l’extrême par l’attraction du pire. Dans cette atmosphère étouffante, les deux femmes, aliénées, végètent. Elles remâchent à satiété leur vie en lambeaux, leurs souffrances et leurs gémissements. A tour de rôle, elles rabâchent leurs malheurs, leurs jugements sans nuance. Dans l’ombre de ce huis-clos confiné, les deux femmes et leur enfant mènent une existence obscure. Contre tout changement, contre tout plaisir, elles choisissent la réclusion, la résignation figées dans une vie monotone, une routine sans joie. Leurs sentiments varient entre le persiflage, la dépréciation, la rancœur acerbe impitoyable, le rejet, la répudiation, et la glorification fantasmée ou le regret des temps heureux. « Ma tante prie le Bon Dieu ». Sa mère, elle, n’y croit plus. Elle rumine ses déceptions. Sa tante ressasse la glorification de son mari, ce guerrier qui se bat pour la bonne cause. Dans sa vision du monde, le rationnel n’a pas de place. Elle ne cesse de l’encenser et de vivre dans la hantise d’apprendre sa mort au loin. Sans lui, elle n’a pas d’existence. Elle n’est que l’image de ce qu’elle se fait de lui et elle vit avec la même répulsion farouche pour les « viêts », les ennemis irréductibles. Ils sont ses boucs émissaires. Elle se nourrit de ses fantasmes et de ses obsessions.
Leurs vies se sont tricotées à l’envers de leurs rêves. La mère : une vie dévastée par la monotonie aride et ardue de son quotidien. Son rêve s’est fracassé sur le tranchant de la réalité. Elle n’est plus que détresse, rancœur et colère. Son cœur s’est desséché. « Je suis riche que de misères. Jusqu’au ras des flots bleus, ma mère traîne ses cabots glaiseux, ses amours souillés, ses heures clouées d’angoisses pour moi, pour elle ».
Quant à ses rapports avec Alice, sa cousine, elles jouent ensemble certes, mais elles se disputent tout le temps. Josette ne supporte pas qu’elle approuve les opinions de sa mère. Finalement, elle la déteste aussi dans son for intérieur. « On se menace d’armes de guerre : Je vais t’escagasser au canon ! Et moi au lance-roquettes ».
Finalement, cette surenchère permanente de la rancœur et de la souffrance chez les trois figures féminines est insupportable à la fillette.
Pour ce qui concerne les deux hommes, tout paraît les opposer. L’un, l’oncle « François Maxence Belair », réussit tout, même son nom ». L’autre, le père, « Robert Dubois rate les marches, et le reste ». « L’un boit du thé de Chine, l’autre du vin de comptoir ». Le premier fait la guerre en Indochine, l’autre hait la guerre. « Il ne sait pas porter un fusil, planter un clou, plier un drap », mais si le premier pèse lourd de sa rancœur et de sa haine, le second prend la vie avec légèreté, comme si plus rien ni plus personne ne pouvait l’atteindre, comme s’il avait décidé, malgré ses déboires, de chanter la vie et de la prendre en dérision quitte à parfois franchir la ligne jaune de la légalité dans ce Marseille qu’il affectionne, même dans ses bas-fonds, et ses eaux troubles. Parmi les petites gens, les déclassés, les marginaux, les hors-la loi, il évolue à l’aise et noue des amitiés mystérieuses qui enthousiasment la fillette. Elle n’aspire qu’à une chose, retrouver ce monde qui l’a enchantée. « Ma mère redoutait que mon père fréquentât le milieu marseillais. Je lui apportais la preuve ».
Tous les deux ont souffert dans leur chair de la deuxième guerre mondiale. Qui des deux est le plus heureux ? Le premier qui ne pense qu’à la revanche ou le deuxième qui ne désire que l’oubli et vivre intensément l’instant sans penser au lendemain ?
Si Odette méprise ce qu’est devenu cet homme qu’elle a tant aimé quand il était inséré dans la normalité, sa fille, elle, lui voue un amour indestructible. Et elle passe ses jours à le chercher partout, à guetter son retour. Dans son monde, elle a toujours été heureuse et choyée.
Dans un style alerte et foudroyant, Céline Debayle avance dans son récit avec des phrases courtes et incisives. Elle varie en permanence les niveaux de langue, elle manœuvre sa frégate entre poésie et trivialité, entre injures et mots de tendresse ou de louange. Elle ne se prive pas de recourir à des images poétiques, insolites, « un soleil déréglé », invente parfois de savoureux néologismes. Elle incruste une porosité permanente entre l’idéalisation chimérique et les faits pernicieux. Et quand l’adhésion à une cause devient suspecte, elle n’hésite pas à recourir à un humour parfois désespéré. « Cet oncle, je le déteste au point de soutenir ses ennemis. Secrètement ». « Les Viêts me semblent plus courageux que nos paras… ». « Le sang du conflit, je le sens dégouliner jusque sur ma peau… Mon pyjama annamite hurle en rouge. François l’a expédié de Saigon… ». « Un pyjama de soie. Un pyjama de guerre, je dis », « pendant la sieste, je l’enlève, le jette au sol ». « L’écart est trop grand entre mon père et lui. Entre un zéro et un héros il y a plus que la terre entière a assuré Emma ». Elle déteste sa tante et son mari pour leurs vision du mort où le Mal et le Bien sont nettement tranchés.
Odette, la mère fuit son mari et traîne avec elle sa fille qui ne peut pas résister. « C’est pas juste » se dit la fillette. Après ce moment où la vie de Josette a bifurqué dans le fracassement, ça gamberge, ça bouillonne sous son crâne.
Son attitude oscille en permanence entre rêve et réalité. Elle devient méfiante et circonspecte. Aux propos que prononcent sa mère et sa tante à l’encontre du monde et à son encontre, elle réplique avec ces mots d’enfant sans filtre. C’est une forme de résistance à ce qu’elle est contrainte de subir. « Mots poignardant un cœur de sept ans. L’âge de raison dans un monde si déraisonnable, mon petit monde familial où insultes, interdits, menaces et récits de guerre trament avec douleur le temps ». Aux rejets, aux discours qui la révoltent, elle répond par une tentative boulimique de comprendre ce monde fou où elle se trouve, celui de ce huis clos féminin et ce qu’elle perçoit du monde extérieur. Par les propos désobligeants ou qui la choquent, elle réplique vertement, soit par la colère qu’elle ne peut parfois réprimer soit par une insatiable demande d’amour qui lui est indispensable. Elle fait preuve d’une grande maturité et d’une liberté de parole plus mature que celle que son âge ne pourrait laisser présager.
Elle s’ennuie sacrément dans cet univers féminin fermé. Pour ne pas se laisser envahir par la peur et réussir à retrouver un peu de joie, elle s’offre des espaces de respiration. De plus en plus souvent elle se réfugie dans une rêverie éveillée douce et vaporeuse. Remontent alors en elle les moments heureux qu’elle a vécus quand son père et sa mère s’aimaient, quand son père n’était pas un déclassé, quand sa vie était celle d’une enfant joyeuse au bras d’un père qu’elle chérit et dont elle ne parvient pas à accepter l’absence. Ces temps de bonheur paisible affluent comme une vague qui la transporte loin du quotidien et lui permettent de flotter à la surface du vivre. Et si la fillette était la plus avertie, la plus lucide, la plus sincère, la plus vraie ?
Le 13 mai 1954, la bataille de Diên Biên Phu marque un tournant dans la défaite française. La guerre d’Indochine prend fin officiellement le 21 juillet 1954. C’est sur cette date que Céline Debayle, qui à ce moment reprend la main, décide de clore son récit.
C’est essentiel de trouver comment présenter un livre. Céline Debayle a choisi de donner pour titre au sien, Les Grandes poupées. Et s’il signifiait qu’une poupée est un objet avec lequel on joue, qui appelle la candeur de l’enfance ? Et si, dans ce roman, les enfants n’étaient pas ceux qu’on serait amené à croire ? Ce titre sonnerait alors comme un oxymore goguenard.
Toute existence est dirigée par des choix. Et si nous, ses lecteurs, étions placés dans une situation où nous serions incapables de déguerpir ? Et si nous étions, alors, appelés à creuser profond en nous pour y retrouver les trésors cachés ou enfouis ? Et si nous étions contraints d’accepter la perte ? Et si nous prenions conscience de la fragilité des êtres humains et le nôtre en premier lieu ? Ne sont-ce pas toutes ces questions que l’auteur nous pose indirectement ? Alors, chaque lecteur sera saisi par la force du récit, par la faculté de se glisser dans l’imaginaire d’une enfant.
Dans ce roman, Céline Debayle introduit l’Histoire d’une guerre qui a endeuillé notre pays, qui s’est terminée par une sanglante défaite et a marqué durablement les esprits. À cette guerre collective, celle de la guerre d’Indochine, l’auteur juxtapose une « guerre » intime qui se joue au sein d’une famille réduite au féminin. Malgré les embûches, la fillette-narratrice éprouve une urgence de vivre. Si la perte de l’enfance est parfois une chute, il ne reste à la fillette que la ressource de s’échapper par l’imaginaire pour adoucir une réalité trop brutale qui lui est dévolue.
Cependant, dans ce récit à la fois poignant et fourmillant de trouvailles langagières, l’auteur nous fait la preuve d’une confiance inébranlable dans la capacité d’une enfance malmenée, fracturée, écorchée, disloquée, à rebondir dans l’existence malgré l’adversité et à tenir debout envers et contre tout, en résistant par le pouvoir de la rêverie. Elle seule lui permet de trouver une issue à l’enfermement. Une échappée vive.
N’est-ce pas indirectement, l’occasion, pour Céline Debayle, de rendre un vibrant hommage au pouvoir de la création qui, elle, ne doit ni juger, ni condamner, mais toujours rester sur la frontière du doute. Son travail d’écrivain ne consiste-t-il pas, avec son expérience, avec sa vérité intérieure, de se contenter de saisir les contradictions des êtres et de capter en eux le moindre frémissement de vie ?
Pierrette Epsztein
Née à Nice, Céline Debayle, vit aujourd’hui à Paris. Journaliste et écrivain, elle a suivi un parcours varié comme grand reporter parfois sur des terrains à risques. Dans ce premier métier, elle a écrit de nombreux essais en particulier sur le monde arabo-musulman et méditerranéen. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages. Depuis quelques années, elle a décidé de se consacrer à l’écriture de romans.
- Vu: 1949