Les frères noirs, Lisa Tetzner, Hannes Binder (par Yasmina Mahdi)
Les frères noirs, Lisa Tetzner, Hannes Binder, éd. La Joie de Lire, mars 2022, 14,90 € / 19,90 CHF
Assombrissement de la condition humaine
Lisa Tetzner (1874-1963), fuyant l’Allemagne nazie avec son mari Kurt Held, tous deux réfugiés en Suisse dans le canton de Tessin, près de leurs amis Herman Hesse et Bertolt Brecht, est devenue dans les années 1950 un des maîtres de la littérature fantastique pour la jeunesse. Les frères noirs (Die schwarzen Brüder) est repris par Hannes Binder (né en 1947, diplômé de l’École des Arts appliqués de Zurich), ici, en roman graphique, au format 14x21 cm, admirablement illustré avec les techniques de la gravure et de la carte à gratter.
Le récit de Lisa Tetzner, très connu en Allemagne, est l’histoire vraie qui témoigne des difficultés des Italiens contraints de vendre leurs forces vives. C’est ainsi que leurs enfants furent réduits par d’ignobles patrons à l’ilotisme, la misère, l’exploitation, la déchéance physique et psychologique. Le texte fait penser à la fois à Oliver Twist et à Germinal, œuvres relatant la condition ouvrière, le labeur forcé, le sort effarant du prolétariat, soumis à la cruauté et aux abus en tous genres, jusqu’à l’épuisement et la mort. Liza Tetzner et son mari, écrivains prolétariens allemands, ont témoigné de la situation du peuple de la Suisse italienne.
Le dénuement est terrible dans le village de Sonogno, encastré au creux d’une vallée. Dans cette partie de la Suisse, l’on crève littéralement de faim ! Entre 1850 et 1920, des enfants furent raptés, monnayés comme des denrées, pour pallier la faim et les pénuries économiques de leurs parents, à des passeurs et entremetteurs sans scrupules. En partance pour Milan, des cohortes d’enfants durent traverser des gués, des flots furieux, destinés à être vendus comme du bétail et à fournir une main-d’œuvre bon marché.
La route est longue, harassante, l’on doit contourner le Lago Maggiore, et de nombreux enfants meurent noyés. Giorgio, douze ans, fait la rencontre d’un petit camarade, Alfredo, ce qui le conforte un peu dans son périple. Les garçonnets n’ont jamais été plus loin que Sonogno, marcher autant les épuise. Les tragédies des migrants se ressemblent : fausses promesses de mieux vivre, exil, noyades en mer, maltraitances dans le pays d’accueil, anonymat et bas salaires.
Arrivés sains et saufs à Milan, Giorgio et Alfredo s’étonnent du gigantisme de la grande cité, des bâtiments, des églises, des immeubles surpeuplés, de la masse des habitants, découvrant avec stupeur des gens plus fortunés et des enfants bien nourris et bien vêtus. Apeurés, ils sont pesés et soupesés au marché noir. Il n’existe point de compassion chez les receleurs et les trafiquants d’êtres humains. Alors débute, pour ces petits gosses, l’existence de ramoneurs, esclaves minuscules transbahutés de maison en maison, dans le but de désencrasser des cheminées. Le conduit de fumée est si étroit dans son dégagement que seules des personnes de petite taille peuvent y accéder. Et c’est à mains nues que l’horrible besogne est effectuée par les spazzacamino, mal nourris et en haillons. Aucune loi ne protège les mineurs. « La suie reste un supplice, ses yeux et ses poumons souffrent ». Le calvaire de Giorgio est redoublé par les hostilités des garnements de rues. Pourtant, une résistance souterraine va s’organiser et de là vont naître Les frères noirs. Des groupes vont se fédérer en syndicat et en membres adhérents.
Il n’était pas rare que des enfants ramoneurs meurent étouffés par la suie ou gravement brûlés, ou encore des suites d’une chute. Les spazzacamino furent souvent atteints de déformations articulaires, et d’une forme de cancer du scrotum causée par les benzopyrènes contenus dans la suie. La fuite pour les petits ramoneurs survivants et le retour au village s’avèrent le seul moyen pour sauver sa peau.
L’éminent dessinateur Hannes Binder met en valeur des scènes complexes constituées de traits saccadés ou parallèles, de nature continue, interrompue ou mixte, de largeur forte ou fine, un habillage blanc sur fond d’encre. Des blancs coalescents formant des masses aveuglantes contrastent avec les ténèbres opaques du fond. Tout est obscur, des caves, des sous-sols où dorment les enfants, aux orifices des cheminées. Des contours nets, hachurés, s’opposent à une avalanche de coups de stylet – la technique de la carte à gratter. Des prises de vue en perspectives cavalière, isométrique, centrale, en plongée et contre-plongée, accentuent la dramaturgie des planches illustrées et des panoramiques. La composition graphique des frères noirs est une apocalypse plastique de la douleur, rendue magistralement par la maîtrise du portrait et du paysage.
L’on passe des « pentes rocheuses recouvertes d’un léger duvet rose par le soleil levant [aux] eaux tumultueuses de la Verzasca [à] un escalier ample, des tableaux aux murs, des tapis partout et des meubles brillants » d’un riche appartement. Des constructions et des agencements esthétiques à caractère fantastique, de flèches de toits, de colonnes de fumée s’échappant des cheminées, de volutes nuageuses, de visions en lévitation, rappellent l’expressionnisme du Cabinet du docteur Caligari. L’éclairage semble sourdre du sol, tomber en pluie sur Milan, puis en rayons obliques sur le village du Tessin, pris sous une cloche de brouillard. Notons qu’un simple verre dans l’angle de la page est hautement signifiant et scelle un pacte avec une ombre noire, telle une flaque de sang. Les tableaux puissants de toutes les pages du roman graphique renforcent le texte engagé de Lisa Tetzner.
À partir de 13 ans.
Yasmina Mahdi
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