Les fidélités successives, Nicolas d'Estienne d'Orves
Les fidélités successives, 715 p. 23 €, Août 2012
Ecrivain(s): Nicolas d'Estienne d'Orves Edition: Albin Michel
Comment expliciter les sinuosités d’un parcours de vie ? Comment les justifier, lorsque ces dernières deviennent difficilement compréhensibles ou injustifiables au final ?
C’est la méthode que semble avoir adoptée Nicolas d’Estienne d’Orves dans son roman Les fidélités successives. L’origine de l’intrigue du roman est familiale : deux frères, Victor et Guillaume Berkeley, vivent, dans l’entre deux-guerres, une enfance paisible dans les Iles anglo-normandes, plus précisément dans l’île de Malderney, sous la férule d’une mère protectrice, passablement autoritaire, Virginia Berkeley, veuve remariée avec un certain Philip qui vit sous le toit familial. Une particularité : Victor et Guillaume, tout en étant de nationalité britannique, parlent le français sans accent…
Un homme, Simon Bloch, est un ami de la famille, à laquelle il rend visite régulièrement par bateau. Ses visites sont l’occasion pour Guillaume, qui se languit et s’ennuie de ce mode de vie trop prévisible, trop calme, de cette île où il ne se passe jamais rien, d’entrevoir une autre vie par les récits que lui fait Simon Bloch, qui est producteur de films et de pièces de théâtre à Paris. Il décide Guillaume à le suivre à Paris.
Commence alors une révélation pour Guillaume, une métamorphose inédite : il fait connaissance de la bohème littéraire et artistique de Paris, découvre les délices du libertinage, les endroits interlopes de Paris. C’est une révolution personnelle pour lui. Arrive alors l’Occupation. Guillaume est alors engagé au journal collaborationniste Je suis partout, il y fait la connaissance des plumes les plus (tristement ?) célèbres de cette période : Robert Brasillach, Lucien Rebatet.
Nicolas d’Estienne d’Orves nous décrit, avec une minutie et une précision méritoire, le Paris de l’Occupation et de la collaboration, ses trafics, ses opportunistes, ses cyniques, ses bassesses ; univers dans lequel évolue Guillaume Berkeley. L’auteur nous rappelle, à juste titre, que les choix et convictions politiques peuvent être dictés et inspirés, aussi, par la rancune, la frustration, la vengeance, ou plus prosaïquement le désir d’exister plus intensément : « l’Occupation ne faisait que commencer mais je serais bientôt amené à constater que l’antisémitisme faisait perdre leur second degré aux esprits les plus fins, aux intelligences les plus affûtées. Jusqu’où la jalousie humaine et la paranoïa pouvaient-elles aller pour dévoyer à ce point les esprits ? Ces hommes (…) étaient simplement en train de plonger dans une réalité nouvelle, où certains hommes n’avaient plus les mêmes fonctions que leurs semblables. Une humanité à deux vitesses, comme aux âges antiques ».
La construction du roman est aboutie, elle nous tient en haleine. On apprend en effet au début du livre que Guillaume Malderney est incarcéré à la prison de Clairvaux, dans l’attente de son procès pour collaboration et intelligence avec l’ennemi, ce qui rend le lecteur impatient de connaître la suite…
Les personnages sont finement décrits, leur psychologie très fouillée. Cependant, si l’on s’en tient au cas de Guillaume Berkeley, il semble ne jamais, tout au long du roman, adopter une attitude active, et au contraire subir le cours des événements, sans justifier ses décisions par des choix vraiment personnels, porté qu’il est par l’époque, par son arrière-plan familial. Les convictions n’y jouent qu’un rôle presque subsidiaire, adventice. C’est le reproche principal que l’on peut faire à ce roman : ne jamais éclairer, ou pas suffisamment, le rôle des convictions, des valeurs, au nom desquelles pourtant beaucoup d’individus ayant traversé cette sombre époque ont justifié leurs choix en basculant d’un côté ou de l’autre, ou en les fréquentant successivement…
Roman solide, bien construit, dont la lecture est à recommander pour obtenir un éclairage original sur cette question : comment bascule-t-on ? Au nom de quoi et pour qui ?
Stéphane Bret
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