Les Fiancés, Déborah Lévy-Bertherat
Les Fiancés, Mars 2015, 220 p. 18 €
Ecrivain(s): Déborah Lévy-Bertherat Edition: Rivages
Délicieux univers que celui de ce roman. La douleur pourtant y est omniprésente mais, Déborah Lévy-Bertherat déroule les pelotes du temps qui passe avec une douceur, une délicatesse, une finesse infinies. La tragédie humaine – celle, universelle, de l’inéluctable vieillesse et sa fin – prend du coup des couleurs moins sombres, est irisée d’arcs-en-ciel. Il faut dire que l’écriture ici, poétique et soignée, n’a pas pour objet la noirceur. Et elle atteint parfaitement ses fins : parler du destin sans verser, jamais, dans le pathos du romantisme désespéré.
Pourtant, le sujet aurait pu y tomber. Deux vieillards, un homme et une femme, Madeleine et René, se croisent dans une maison de retraite au crépuscule de leurs vies. Et ils vont connaître une dernière – très belle – histoire d’amour. A partir de cette matrice, Déborah Lévy-Bertherat va décliner un beau roman sur le temps. Le temps perdu, à jamais. Le temps récurrent, celui de la mémoire, le temps retrouvé enfin, celui de l’affect (re)vécu.
La mémoire – affaiblie – de Madeleine va étonnamment servir le projet du livre. C’est par ses hésitations mnésiques qu’elle ramène en surface, chez elle et chez René, des morceaux intacts du passé. Sa confusion crée, elle n’efface pas. Le fait de ne plus savoir très bien qui est qui (René est-il Max, son amour de jeunesse ?), donc de ne plus lier l’émotion à un signifié précis, libère le retour d’images chez René, libère aussi le retour des émotions, de la sensualité. L’amour, entre ces deux vieux, sera aussi sensuel :
« Pourtant, en regardant la mèche échappée de son chignon, René éprouve soudain le désir d’emmener Madeleine au bal des moissons, pour se faire pardonner la faute d’un autre, en dansant avec elle cette dernière danse promise. Il poserait la main sur sa nuque si fine, effleurerait sa tresse roulée en chignon. Ou plutôt, il en retirerait une à une les épingles et la laisserait se dérouler lentement, descendre le long de son dos, jusqu’à la taille, jusqu’à ses reins, plus bas encore. »
L’amour de vieilles personnes est ici bouleversant. Leur élan l’un vers l’autre se fait à travers les tresses serrées des souvenirs de l’enfance dont la toile de fond souvent – trop souvent – est la guerre : la première pour les grands-parents, la seconde pour les pères, l’Indochine aussi. Les grondements de la fureur humaine retenus dans leur mémoire fait contraste avec l’apaisement de leur rencontre. Contraste aussi avec le cadre de leur histoire présente : une maison de retraite paisible, lovée dans la topographie si poétique des noms de Bourgogne.
Saulon, Navilly, Longecourt-en-Plaine, Aiserey, la Saône, Saint-Jean-de-Losne, Seurre. La valse des noms enchante. Car la Bourgogne est là omniprésente, accentuant encore la nostalgie du récit. Dans les noms, les paysages, les eaux, les ponts, la Bourgogne est par excellence la vieille France, celle des bals de 14 juillet, des moissons, des villages, sa foi et ses églises.
La foi. Celle de sœur Célestine aussi, une nurse de « la Maison de l’Espérance », colorée d’africanité, ce qui ajoute encore au côté vieille France du lieu. Un air biblique volète sur ce récit – jusque, par moments, l’allusion au Texte :
« La sage-femme est entrée dans la pièce, les pans de sa blouse flottant comme des ailes. Elle a souri, madame, vous êtes enceinte. René a regardé sa femme qui éclatait d’un rire fou. Après toutes ces années, toutes ces tentatives, ces voeux et ces prières, elle sui se reprochait ses sept ans de plus que lui, qui pensait devoir renoncer à être mère, elle riait sans pouvoir s’arrêter ».
Sarah et Abraham sont là. Sarah aussi a ri quand Dieu a annoncé à Abraham qu’elle serait enceinte, à plus de soixante ans. Et elle a tant ri qu’elle donna ce nom à son fils : Itzkhak (« Elle rit ») !
Déborah Lévy-Bertherat nous livre, en passant, la clé de son roman, dans lequel les trains jouent un grand rôle dans la structure de la mémoire :
« Sa mémoire est devenue un dédale de chemins de fer aux aiguillages incontrôlables, un labyrinthe d’allées enchevêtrées, un lac profond aux eaux dangereuses, hantées de tourbillons ».
« Les Fiancés » nous offre ainsi un beau moment d’humanité, une construction en équilibre fragile et élégant de morceaux bouleversants de mémoire. Madeleine, René/Max, resteront longtemps dans les nôtres.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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