Les Femmes, anthologie, Gérald Duchemin (par Patrick Abraham)
Les Femmes, anthologie, Gérald Duchemin, éditions Le Chat Rouge, novembre 2024, 270 pages, 26 €

Gérald Duchemin, co-fondateur et co-directeur du Chat Rouge, aime les anthologies : je renvoie à ses Fous de l’absinthe (2019) et à ses Fous de Venise (2023). Il a raison : elles favorisent les déambulations heureuses, poussent à rouvrir un livre endormi sous la poussière d’une bibliothèque, incitent aux découvertes.
Les Femmes, à présent. Comme pour Les Fous de Venise, le format oblong et étroit surprendra. Duchemin ne défend pas seulement la littérature en soi, mais l’élégance de ses supports. La graphie est soignée, la couleur de la couverture attrayante. Gilbert Lely, poète souverain, « inventeur » et biographe de Sade, dans un article du Courrier graphique d’octobre 1938, s’est interrogé sur la manière dont devrait être édité Lautréamont pour que l’objet-livre et son contenu concordent avec le plus d’exactitude possible. Je doute que Gérald Duchemin soit lecteur de Gilbert Lely. Mais Gilbert Lely aurait apprécié les livres publiés par Gérald Duchemin.
Première réussite de cette anthologie : son unité temporelle et géographique. Les écrivaines retenues ont vécu en France (même si Renée Vivien, citoyenne britannique, a vu le jour à Londres en 1877, Delphine de Girardin à Aix-la-Chapelle en 1804, et Sophie Rostopchine à Saint-Pétersbourg en 1799) entre la fin du dix-huitième siècle et le milieu du vingtième. La plus lointaine, Olympe de Gouges, est née en 1748. La plus proche de nous, Lucie Paul-Marguerite, est morte en 1955. Il y a donc, de pages en pages, des airs de ressemblance, des connivences, un usage commun de la langue (malgré de bienvenues différences) qui réjouit et console de la médiocrité contemporaine.
Deuxième réussite : sa diversité générique. Sont mis à contribution des essais à visée combative avec par exemple Fanny Raoul, Germaine de Staël, et Olympe de Gouges ; des poèmes avec Renée Vivien, Lucie Delarue-Mardrus (épouse de Joseph-Charles Mardrus, le traducteur des Mille et une Nuits, et amie de Gide), Marceline Desbordes-Valmore, Anna de Noailles, et Louisa Siefert ; des « souvenirs » avec Colette, Jane Avril, Rachilde, Liane de Pougy, et George Sand ; de la fiction enfin, avec Rachilde à nouveau, Judith Gautier, la fille de Théophile, Delphine de Girardin, Jane de La Vaudère, et la comtesse de Ségur. Une large perspective nous est ainsi offerte. On regrettera cependant les absences de Madame de Villedieu, de Claire de Duras, et de Catherine Pozzi.
Les autrices/auteures sélectionnées (je ne sais jamais quel terme utiliser, au risque de me faire taper sur les doigts !), on le constate, ne sont pas toutes stricto sensu des écrivaines : Jane Avril était danseuse au Moulin Rouge, et Liane de Pougy « demi-mondaine ». Mais toutes ont eu recours, pour s’affirmer, à la séduction d’un style.
Renée Vivien, Delphine de Girardin, Jane Avril, et Louisa Siefert, retiendront davantage mon attention, préférences n’impliquant pas le mépris des autres. Mais Colette, et George Sand, Madame de Staël, et la Comtesse de Ségur, et même Marceline Desbordes-Valmore, ont acquis une situation assez assise dans l’histoire des lettres pour qu’il ne soit pas indispensable de les rééclairer.
Renée Vivien a eu une vie brève : dans l’extrait de Ces Plaisirs… (1932) d’ailleurs (rappelons que Ces Plaisirs… deviendra en 1941 Le Pur et l’Impur), Colette évoque de façon émouvante leurs relations. Sa poésie ne révolutionne rien. Mais elle émeut par son exquise sensibilité, par le choix toujours parfait des mots (avec cependant, parfois, un léger décalage dû peut-être à l’anglophonie native de la poétesse) et par l’univers intérieur qu’ils dévoilent. Renée Vivien goûte le silence, les chuchotements, les soirs d’automne, les jardins, les tendresses solitaires unissant deux amantes. Sa voix n’insiste pas, vite effacée, croirait-on, mais obsédante, car des vers nous reviennent aux lèvres :
Ta robe verte a des frissons d’herbes sauvages,
Mon amie, et tes yeux sont pleins de paysages.
Delphine de Girardin mérite également de sortir de l’oubli. La Canne de M. de Balzac (1836), récit alerte et prenant, repose sur une idée audacieuse : raconter l’histoire d’un jeune homme, Tancrède Poirceau, dont non la laideur mais l’extrême beauté cause l’infortune. Aubaine pour lui : Balzac, déjà célèbre à trente-sept ans à peine, possède une canne qui rend invisible – privilège immense pour un romancier mais aussi pour qui souhaite passer inaperçu.
Jane Avril, dans Mes Mémoires (1933), trace sans ménagements mais sans pathos le portrait de sa mère (« Joignant le geste à la parole, elle me frappait cruellement et cela plusieurs fois la journée ; évitant toutefois de me marquer au visage par crainte d’éveiller les soupçons de notre entourage »), puis ranime avec précision et vivacité les fameux « jeudis » du Bullier, avenue de l’Observatoire, et les « tablées » du Chat Noir de Rodolphe Salis.
Les éditions Phébus ont republié Mes Mémoires en 2005 : j’ai fort envie de m’y plonger.
Quant aux alexandrins de Louisa Siefert (Les Rayons perdus, 1869), morte à trente-deux ans comme Renée Vivien, nommée et citée par Rimbaud, avec lequel elle a peut-être correspondu, dans sa lettre à Izambard du 25 août 1870, leur mélancolie touche juste et ils sonnent impeccablement :
Quand au bord du chemin, vient la biche craintive,
Elle hésite un instant avant de le passer…
Une brève réflexion pour (surtout ne pas) conclure :
Les femmes n’écrivent pas « mieux » que les hommes. Elles n’écrivent pas « plus mal », Dieu merci ! Le talent ne se réduit pas à une question de genre. L’écriture féminine (comme la masculine), je le crains, n’est qu’un mythe. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas des « thèmes » féminins, longtemps liés à un conditionnement social, ni bien sûr des indices, grammaticaux et lexicaux, d’un « autorat » féminin. Mais l’outillage littéraire ne se réinvente guère de part et d’autre. Donnons à lire un passage de La Canne de M. de Balzac en anonymant le roman et nous verrons qui sera capable, à partir de critères indéniables…
Diderot avec La Religieuse, et Guilleragues avec ses Lettres portugaises, ont bien montré, mystifiant leur époque, l’androgynie fondamentale de la littérature.
Patrick Abraham
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