Les événements, suite, Isabel Ascencio (par Martine L. Petauton)
Les événements, suite, Isabel Ascencio, Le Rouergue, La Brune, mars 2022, 245 pages, 20 €
Il y a dans ce livre tout ce qu’on recherche dans un roman ; une histoire, croisée avec l’Histoire, des personnages forts et attachants, du mystère, une enquête, tout ça posé dans le décor, un personnage en soi, du Var, de la Corse et de l’Algérie. Alors, qu’on puisse hésiter en avançant, sur le mot roman – et si c’était le récit et des tranches de vie de l’auteure ? n’enlève rien au plaisir qu’on prend à ce livre-roman-récit, captivant d’un bout à l’autre. Ajoutons, le tout servi par une magnifique écriture, ce qui en fait un produit littéraire parfaitement réussi.
Le titre, à la fois ouvert et fermé, « les événements, suite », couvre l’histoire, tissée – trame, chaîne – et agencée telles de multiples poupées gigognes qui n’en finissent pas de nous tromper quant à leurs tailles et de chatoyer à ces soleils du sud – encore un personnage.
Celle qui dit « je » est une jeune femme, disons une fois pour toutes, « que connaît bien l’auteure », revenue sur les traces de sa famille après la mort du père, dans un de ces villages perchés varois qui, après s’être longtemps protégés de la malaria de la plaine, clignent aujourd’hui des yeux au-dessus de la mer aux touristes. Lieu remarquablement rendu, en un regard presque sociologique ; ses autochtones, quelques pieds-noirs, une ou deux rues arabes, une pincée de Corses et « ceux de Marseille », enfin, le maire qui veut voir grand, le plan d’occupation des sols sous le bras. Un accident de voiture, mortel, enfin dans ces routes tortueuses s’il en est, une DS, personnage de plus.
C’est là, au Castoul, que le père a posé les valises, direct en sortant du ferry, en 62. C’est là qu’il séduisit Dominique, l’institutrice, elle-même exilée de sa Corse natale, « avec ce sable brûlant des littoraux Constantinois, et ces journées passées dans l’eau jusqu’à en sortir bleu, bouche, nez, doigts, c’est avec ce récit de l’Algérie perdue livrée d’un bloc, qu’il se l’attacha plus sûrement qu’il ne l’aurait fait par les gestes même délicats d’une danse où il l’aurait serrée de près ». Immense gigogne que le village, dont on se dit en début de lecture qu’elle ne peut que contenir les autres, ignorant alors que rien n’est plus traître et changeant que ces poupées de bois.
Destins croisés de deux exilés, des images rapportées, moments de Tlemcen, de Philippeville, de Corse, décrits avec une poésie et une justesse rares, selon que c’est la parole de la mère, ou du père. Paroles – celles, volubiles, puisque méridionales – qu’on croit à tort vraies, qui, longeant l’enfance de la récitante, font la part belle au père « de famille », resté, meurtri sur son rocher varois, pendant que sa douce demandait en silence sa mutation pour Corte, où elle retrouvait un amour d’enfance, se proposant de n’accueillir ses enfants qu’aux vacances… paroles-silences, d’un père taiseux et d’une mère corse, donc ayant évidemment un rapport à la parole de ce pays-là. Ce jeu paroles/silences est à coup sûr une marque du livre.
Entrecroisement des mémoires, racontées, bricolées, plus que dans toute autre famille, des blancs conséquents, des ponts qui ne mènent pas forcément quelque part : des mémoires à ajustement variable, celles de l’enfance, de la jeunesse, celles de l’âge adulte, autres incontestablement, celles de l’enquête de ce livre, enfin.
Histoire, la grande, semée comme à claire-voie, mais pas floutée, celle de l’Algérie des colons de toutes tailles, plurielle, ô combien, celle des « événements », terme utilisé par la métropole plutôt que celui de la sale guerre qu’ils furent ; remarquable rendu d’une précision d’historien, imbibé avec une grande finesse des ressentis de ceux qui l’ont vécu. Gigogne d’importance qui colore toute la vie du père, recherchant loin devant à renouer avec « le pays », dans ses amitiés avec les arabes du village, ou avec ce Marseillais-maffieu, Garrigou qui « a fait trente-huit mois de crapahute dans le djebel ». Ce père qui fait, du reste, faire du judo à tout le village ; symbole, s’il en est, de la volonté d’unir, à tout le moins de tenir les morceaux. Corse, côté mère, autre gigogne, ce sont là les relations avec « le continent », les débuts des mouvements indépendantistes.
Histoire, enfin versus sociologie moderne des rapports entre les groupes sociaux du village, transférables à tout ce sud à l’est de Marseille ; dernière gigogne se dissimulant selon le moment derrière ou devant les autres ; enfants des familles arabes, petit commerce difficile, petits arrangements locaux, petit bout de propriété « mon père possédait un terrain sur les hauteurs du village, au bout du chemin du Rouve, au Castoul vieux, quelques restanques de pierres déchaussées sur un flanc de collines » ; un bout de rien ? Voire ! Dessous les silences épais et redondants, les paroles-masques faciles, dessous la mémoire telle qu’on l’a raconte depuis si longtemps, les « événements » du coin, de ses habitants, de la famille, comme un drap qu’on soulève. Une bien étrange « suite » dramatique à souhait, une gigogne là encore, comme retournée, comme la DS de l’accident : l’histoire du père et de la mère par rebonds. Après avoir cherché, enquêté, voici pour la jeune femme qui raconte le moment d’ouvrir et de voir… Dans tout « événement », l’autre, les autres ; partout des « suites » qui se répondent en un écho sans fin. L’illustration de couverture peut d’ailleurs difficilement être mieux adaptée : un bandeau photo d’un paysage varois, pins, montagnes, mer, en-dessous, un (mur ?) taché ou sali – traces, sang probablement… un titre : « tendance floue »…
Martine L Petauton
Isabel Ascencio est née dans le Var en 1967, enseignante et autrice de plusieurs romans dont certains signés Isabel Esteban.
- Vu: 1419