Les enfants martyrs de Riaumont, Ixchel Delaporte (par Martine L. Petauton)
Les enfants martyrs de Riaumont, Ixchel Delaporte, Le Rouergue, La Brune, mars 2022, 373 pages, 22 €
De temps à autre, les colonnes des magazines, ou les sujets d’actu télévisuels éclairent ce qu’on nomme presque pudiquement « un scandale d’enfants abusés » dans le sport, l’enseignement, l’enfer du privé des familles d’accueil, les colonies de vacances… Le mot enfant qu’on voudrait tant associer au bonheur et à la sécurité, semblant aller aussi, depuis le fond des temps, de pair avec l’abus et le malheur. Presque aussi répugnants que les faits eux-mêmes, le déni, le refus d’assumer des agresseurs, et, non moins terribles, les diverses façons des institutions de « couvrir » les accusés ou de passer le tout à l’éteignoir… Qui d’entre nous n’a encore en fraîche mémoire – faits tonitruants toujours en cours judiciaire – les si nombreux enfants abusés par des prêtres catholiques et la difficile acceptation des crimes par la hiérarchie d’une Église aux abois.
Ce livre-enquête d’Ixchel Delaporte rassemble tout cela, quand ce n’est plus, dans des pages remarquablement documentées, implacablement décrites, posées tels que les faits semblent être devant son lecteur, avançant du coup dans ce réquisitoire pointilleux, avec l’intérêt que d’habitude on ne prête guère qu’au roman réussi. Et quel livre, sans doute, auraient fait un Hugo, un Zola – on croit entendre leur voix – d’une telle matière, tant le décor, les protagonistes, les avancées difficiles et tortueuses de la recherche de la vérité, et de la justice, peuvent à l’évidence donner vie au roman, sauf justement pour nos principaux « personnages », ces « enfants martyrs de Riaumont ».
Le Nord, celui du bassin houiller ; Liévin, Lens, les terrils, les corons, les grands notables paternalistes puis socialistes bon teint. Des familles catholiques, quelques-unes conservatrices, et puis la misère ouvrière de l’après-civilisation du charbon. Là-dessus, un sens de l’Omerta qui n’envie pas grand-chose à la Corse.
La trame des récits croisés de ce livre balaye large : des années soixante à nos jours. Une vaste temporalité qui a vu des générations d’enfants peupler un pensionnat religieux – Riaumont, organisé comme un village, à part de la ville et par son organisation, ses méthodes d’éducation, sa hiérarchie, nettement à part de la loi de la république. Sans compter la maltraitance d’enfants exploités comme main-d’œuvre gratuite, et les abus de tous ordres et notamment sexuels ! Certains élèves seront systématiquement victimes tout au long de cette durée de plus d’un demi-siècle, pendant lequel une bonne centaine de garçons servirent de contingent à la direction de Riaumont.
Alors se dira-t-on, dégainant notre compassion, « encore ! », mais hélas rien de bien neuf ? Si ce n’est l’histoire, si ce n’est ce livre. Car on a là, pliée en quelques centaines de pages éloquentes, une grille structurale : pensionnat-religieux-enfants-abus-société, comment ça marche ? Pourquoi, sur plus d’un demi-siècle d’existence, ce récit terrible n’accoucha-t-il que d’une seule plainte, celle de Bruno, voilà à peine quelques mois, Bruno le déclencheur du livre d’ Ixchel Delaporte ? Loin, à l’autre bout de sa vie, de ses souffrances, tergiversations, ruminations sans solutions, loin, avec devant lui ce « les faits sont prescrits » qui valide totalement le projet de ce livre.
C’est donc bien plus de haute colère qu’il s’agit ici que de la routinière compassion, ou plutôt pour le lecteur une conduite à double pédale, alternant les confidences consenties sans tapage – c’est que cette maltraitance et ces abus ont duré des années, qu’il s’agissait parfois de fratries entières ! aux portes fermées des notables et institutionnels (comme on les entend se fermer ces portes !). Colère saine qui a permis à l’auteure d’orchestrer une enquête longue et méthodique, difficile : beaucoup d’anciens pensionnaires ne veulent pas parler après tout ce temps, certains ne veulent retenir que les bons souvenirs des copains, d’une éducation musclée, certes, mais « utile »… Ixchel fait souvent chou blanc mais ne se décourage pas, et son mode opératoire d’investigation est un modèle du genre : sonner partout, croiser les témoignages, consigner tout, ce qui nie étant porteur d’information autant que ce qui avoue. Donner la parole aux victimes encore bloquées parfois par la honte, le respect pour leurs tortionnaires ; Stockholm n’étant jamais loin. Quant à la hiérarchie ! jamais aucun prêtre ou pseudo éducateur sans réelle formation n’accepta, malgré les multiples essais de l’auteure, de parler librement, encore moins de reconnaître faits, délits, crimes du type viols. C’est là, que le sinistre mécanisme propre à ce genre d’histoires apparaît : ces « responsables » sont soutenus au motif du service social (oups) qu’ils rendent, parce qu’ils passent dans les mailles si larges des inspections lors du renouvellement des habilitations, qu’ils ont l’appui des édiles n’écoutant que leur parole. Quid des familles alors ? Beaucoup n’ont pas voulu croire dans le témoignage – à bas bruit – des enfants, et ensuite des adultes qu’ils sont devenus : on frappait les enfants, mais quelle famille dans le Nord ne le faisait pas ! On les exploitait dans un travail physique impensable pour leur âge, mais c’était formateur ; bref, on endurcissait de petits pré-délinquants, ou enfants difficiles, en leur inculquant de « belles » valeurs chrétiennes, sous couvert d’un esprit scout, etc. Çà et là, toutefois, minces trouées de lumière, quelques Justes, des femmes, des enseignantes. On tombera de haut en apprenant l’obédience intégriste, et liée aux réseaux d’extrême Droite (valeurs !) de cette engeance, et en découvrant le père fondateur et dirigeant (un des plus déviants de la bande) collectionnant les « souvenirs » nazis, et figurant une sorte de gourou de secte plus que crédible. Car il y a du fonctionnement sectaire dans cette affaire, par les façons, les toiles d’araignées des liens, l’omerta surtout des uns et des autres, même après toutes ces années.
On ne peut qu’admirer le véritable travail de fond d’Ixchel Delaporte et apprécier sa publication par Le Rouergue, car c’est plus qu’un livre, c’est un réquisitoire en marche, c’est donc un outil pour demain : bien qu’ayant perdu la plupart de ses habilitations, le village « continue de recevoir scouts et louvettes » actuellement. La plupart des agresseurs ne sont à ce jour pas inculpés, « l’esprit » de Riaumont exhibe toujours un label acceptable, quand ce n’est pas admirable. Ailleurs, d’autres petits Riaumont peuvent du coup dormir tranquilles.
Malgré ce silence persistant, avoir publié cette enquête fait et peut faire un bruit conséquent, et peu à peu contredire l’illustration de la couverture : un enfant bâillonné par les immenses mains d’un ecclésiastique, une foule de visages d’enfants en fond, floutés dans un jaune-vert des plus glauques. Quelque chose d’un grand peintre, Gérard Garouste qui, lui, dans ses tableaux immenses, traçait de trop grandes oreilles et de très grands pieds inversés. Autant dire, quelque chose de ces terribles histoires.
Martine L Petauton
Ixchel Delaporte, journaliste, autrice, documentariste.
- Vu: 1883