Les enfants de Toumaï, Thomas Dietrich
Les enfants de Toumaï, janvier 2016, 278 pages, 19,50€
Ecrivain(s): Thomas Dietrich Edition: Albin Michel
Toumaï est le nom donné par ses découvreurs au plus vieil hominidé connu, dont le crâne fossilisé a été trouvé au Tchad en 2001. Ayant vécu il y a environ 7 millions d’années, Toumaï est considéré à ce jour comme le plus ancien des ancêtres de l’homme.
Emmanuel et Sakineh, tous deux tchadiens, probables descendants de Toumaï, sont contraints à l’exil et à la clandestinité, lui, étudiant chrétien noir converti au maoïsme, opposant au « président-sultan » et journaliste politique en herbe, elle, musulmane à la peau claire acceptant mal la morale religieuse imposée par sa famille qui l’empêche de développer son talent pour le dessin, art interdit, et se sentant coupable de la mort de son père foudroyé par l’orage le jour du mariage auquel il avait voulu la forcer.
Au Caire où Emmanuel, après un long, périlleux et douloureux périple sur les routes complexes et parallèles qu’entretiennent à travers l’Afrique les passeurs de migrants, est devenu mendiant puis amant de cœur d’un riche égyptien, Haman, qui l’entretient jalousement, et où Sakineh a atterri avec sa famille ruinée dans un quartier pauvre, le hasard fait se croiser leurs chemins.
Alors commence une histoire d’amour passionnel d’une extraordinaire intensité, un carrousel désespéré ponctué de drames, de séparations forcées ou décidées, qui projette les deux héros dans une quête effrénée l’un de l’autre, du Caire à Orléans, d’Orléans à Paris, avant un retour au Caire où Emmanuel et Sakineh connaissent une période de bonheur clandestin, dans une cabane miséreuse sur les berges du Nil, suivie d’une nouvelle et douloureuse séparation.
Leurs retrouvailles ultimes constitueront un dénouement tragique. Ni la famille de Sakineh, pour laquelle cette liaison est encore devenue plus insupportable à l’annonce de la grossesse de la jeune femme, ni les sbires du pouvoir égyptien commandés par un Haman décidé à se venger pour avoir été abruptement abandonné par son protégé, ne renonceront à traquer le couple interdit.
Voilà pour l’histoire, passionnante, bondissante, « rebondissante », dramatique, prenante, irrésistiblement « transportante » pour le lecteur, qui ne peut échapper à nouer une relation immédiatement empathique avec ces deux personnages ballottés par des forces multiples allant du poids d’une emprise familiale la plus irraisonnée et la plus impitoyable aux courants obscurantistes, réactionnaires, racistes et aux politiques répressives totalitaires qui agitent l’actualité contemporaine de l’Afrique et de l’Europe.
L’intérêt de ce roman ne se limite pas à ce scénario narratif habilement monté.
Emmanuel et Sakineh étant confrontés par l’auteur, au quotidien, aux cruelles réalités de la lutte pour la vie qui est le sort commun des migrants de toutes origines, leur histoire est prétexte pour Thomas Dietrich à de multiples dénonciations.
Dénonciation de la dictature du « président-sultan » du pays d’origine des deux protagonistes, dénonciation des méthodes policières arbitraires des moukhabarats en cours dans une Egypte où s’est instaurée une nouvelle surveillance permanente du citoyen après la chute du dictateur Moubarak, dénonciation de la « culture du déshonneur » qui conduit le frère à battre, à humilier, voire à tuer la sœur qui ne se plie pas à ses ordres prétendument fondés sur des règles intangibles de morale religieuse, dénonciation du racisme interethnique qui est une des réalités africaines, dénonciation de la condamnation chronique de l’union entre membres de communautés religieuses différentes, dénonciation de l’exploitation sociale, industrieuse et sexuelle des migrants et migrantes sans ressources, sans droits, sans existence citoyenne légale, dénonciation du pouvoir occulte que s’octroieraient en France de riches potentats africains sur leurs concitoyens immigrés (pouvoir étendu ponctuellement à une sorte de « droit de cuissage » sur leurs concitoyennes en situation précaire), dénonciation, globalement, d’une société contemporaine transfrontalière dans laquelle les droits les plus élémentaires de l’homme et de la femme ne sont plus que des mots inertes, et face à laquelle lePetit Livre Rouge qu’Emmanuel transporte partout et brandit parfois à ses dépens fait figure d’une utopie irréversiblement dérisoire.
Roman sociologique, donc, roman militant, parfois marqué d’une empreinte d’affectueuse ironie de la part de l’auteur à l’endroit de ses deux personnages, roman d’interactions culturelles, religieuses, civilisationnelles, roman également de l’intertextualité littéraire, en particulier lors d’une rencontre improbable, suivie d’une amitié insolite, entre Emmanuel demandant l’asile politique et un « officier français de protection des réfugiés et apatrides », cultivé et vite conquis par les connaissances du jeune réfugié en littérature tant française qu’universelle.
Interfèrent ainsi avec l’intrigue des références à Proust, Rimbaud, Baudelaire, Pascal, Sartre, mais aussi à l’Odyssée, mais encore à L’amour aux temps du choléra, roman fétiche, semble-t-il, de Thomas Dietrich, auquel Emmanuel fait appel de façon récurrente pour comparer le destin de son couple avec celui de Florentino et de Fermina…
Roman riche, dense, plaisant, roman d’amour, roman de combat d’un auteur talentueux… Que faut-il de plus pour en recommander, sans réserve, la lecture ?
Patryck Froissart
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