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Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)

Ecrit par Patryck Froissart 11.07.23 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Folio (Gallimard), Biographie

Les enfants de Cadillac, François Noudelmann, Gallimard, Folio, mai 2023, 234 pages, 8,70 €

Edition: Folio (Gallimard)

Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (par Patryck Froissart)

 

Quel sens peut avoir pour un individu la recherche de ses origines ? A quelle sorte de besoin cette quête, parfois vécue comme une nécessité, répond-elle foncièrement ? Ne peut-on vivre sans arbre généalogique, sans se raccrocher sentimentalement, intellectuellement, virtuellement, à ses ascendants et à la communauté, sociale, géographique, ethnique, religieuse, nationale, culturelle au sein de laquelle ils sont nés et/ou ont vécu ? Quel héritage, autre que matériel s’il en est, nos père et mère et leurs aïeux nous ont-ils véritablement « transmis » ? En quoi ce dont ils ont eux-mêmes hérité est-il purement et réellement identique à ce qui a pu être « l’identité » de chacun des individus figurant sur les branches, principales et adventices, et sur chacun des niveaux généalogiques de ceux et celles des générations qui les ont précédés et finalement engendrés ?

Telles sont, entre autres, les questions que (se) pose François Noudelmann dans cette relation autobiographique d’une vie qui semble avoir été épisodiquement marquée à la fois, de façon paradoxale,

– par la volonté de se resituer dans la chaîne d’une filiation dont il renoue ici les maillons en reconstituant, étape par étape, les itinéraires de son père et de son grand-père,

– par le désir de supprimer tout sentiment intérieur et toute référence extérieure d’appartenance à la communauté à laquelle ressortissaient, parfois de façon occulte, ces deux membres d’une lignée paternelle ayant connu, comme nombre de leurs proches et de leurs ancêtres, l’horreur des pogroms récurrents et l’immonde solution finale.

Car l’auteur narrateur est juif. Se revendiquant comme Français, athée, n’ayant pas été instruit dans la tradition hébraïque, il n’a vraiment conscience de sa judéité qu’en s’intéressant, tardivement, à l’histoire de son grand-père.

La recherche des ancêtres m’a toujours paru assommante, et même douteuse […]. Pourquoi me soucier à présent de mon grand-père Chaïm ? Non pas en raison du lien du sang, mais parce que je lui dois mon nom et ma nationalité française. Etrangement, c’est après avoir quitté la France que je me suis mis à penser à lui…

Né en 1891 en Lituanie, Chaïm, fuyant les persécutions anti-juives qui font rage en son pays, entame à dix-huit ans un long voyage solitaire dans une roulotte traînée par un cheval. Il a choisi sa destination : la France. Il y épouse une veuve juive autrichienne qui lui donne un fils, Albert. « Engagé volontaire juif » dans l’armée française, Chaïm reçoit pendant la grande guerre une charge de gaz moutarde qui le rend officiellement « mutilé du cerveau » et provoquera durant de longues périodes de son existence et finalement à temps plein jusqu’à la fin de ses jours en 1941 son internement dans plusieurs « asiles de fous ». Entretemps lui est accordée en 1927 la nationalité française.

Le narrateur, rassemblant les éléments qu’il glane en visitant par étapes ici et là les lieux où est passé Chaïm et en recueillant de rares témoignages/souvenirs familiaux, reconstruit par bribes cet itinéraire tourmenté, marqué par l’amour de la France et, de façon consternante, inhumé à Cadillac dans une fosse commune…

François Noudelmann ignore quasiment tout de la vie qui a été, avant sa propre naissance, celle de son père Albert, lequel occulte obstinément son passé jusqu’au jour où il consent abruptement à lever le voile. Le récit en constitue la matière du chapitre second.

Pour quelle raison tu acceptas de déroger à ce mutisme tellement maîtrisé qu’il passait inaperçu autour de toi, je ne le sais toujours pas. Tu consentis à une parole fleuve qui fut une confidence…

[…]

Au préalable tu as souhaité me rappeler que tu étais français avant d’être juif. Tu t’étais plié sans effort au modèle républicain de l’assimilation, même si tu avais dû interrompre tes études à treize ans. « Juif émancipé », comme on dit, sans fréquentation des lieux de culte, tu avais rompu tes attaches familiales…

Militant CGT, fréquentant les divers milieux de gauche et d’extrême-gauche, Albert, au moment où il s’apprête en 1936 à rejoindre les Républicains espagnols, est appelé à effectuer son service militaire, et dans la foulée à faire partie des réservistes mobilisés aux frontières face à la menace allemande. Fait prisonnier en pleine débâcle en 1940, il est dénoncé comme « Juif » aux Allemands par certains de ses « camarades ». Il découvre alors qu’il n’est pas « un Français comme les autres ». Il parvient à s’enfuir. Repris, Albert Noudelmann cache son identité et devient Philippe Garnier, « Français de souche ». Commence une odyssée hallucinante transcrite sur un rythme haletant, faite de multiples évasions, de re-captures, de retours en camps de travail, en stalags, de périodes d’esclavage en usines d’armement, jusqu’à la défaite des nazis et la retraversée en sens inverse à pied, à cheval, en train et en voiture d’une Europe plongée dans un monstrueux chaos. Péripéties en série, épisodes tragiques et comiques font de ce chapitre, relation incroyable de faits réels, un palpitant « roman d’aventures » et d’Albert un personnage aux ressources inépuisables et à l’instinct de survie inaltérable. Rebondissements incessants. Frissons garantis. Suspense entretenu. Remarquable talent de conteur. Art confirmé de la mise en scène, dans un contexte historique dûment documenté.

Et puis… Le retour à Paris, la réintégration, difficile, désenchantée, dans une société qui, en sept ans, a foncièrement changé. La vie qu’il faut reprendre, malgré tout, difficile, et finalement insupportable, succession d’unions, de désunions, de mariages et de séparations… On n’en dévoilera pas ici les détails.

Un 16 juillet, tu pointas le canon d’un pistolet à grenaille sur ta tempe et tu tiras.

[…] Les raisons d’un suicide demeurent toujours obscures, quand bien même elles sont revendiquées, ce qui ne fut pas le cas. Que le jour choisi soit la date anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv’ est peut-être un hasard, peut-être pas. Selon ta volonté il n’y eut pas de kaddish pour accompagner ton départ et tu fus incinéré…

Le chapitre troisième est fait de souvenirs, de retours en arrière sur la période de vie commune entre le narrateur et son père, la mère ayant tôt quitté le domicile conjugal pour s’en aller fonder un nouveau foyer. Les tranches de vie se succèdent, comprenant un été dans un kibboutz israélien, des vacances partagées en « famille recomposée » chez la mère remariée et richement embourgeoisée, et, entre autres événements saillants, une participation en 2008 à une manifestation de protestation contre la politique d’Israël en Palestine qui dégénère…

Une pulsion de mort se répandait parmi les crieurs de slogans et, sans arriver à en croire nos oreilles, nous entendîmes distinctement : « Mort aux Juifs ! ». Non pas une voix isolée mais un hurlement collectif et dense…

[…] Une voisine me confia : « Vous avez entendu ? C’est épouvantable ! ».

Le choc est terrible. L’atmosphère du récit (re)devient pesante. On suivra avec empathie les réflexions, en particulier concernant son rapport à la France, et sur la trouble notion d’identité, qui animent le narrateur à la suite de cette scène abjecte, atterrante, sidérante, qui vient brutalement, douloureusement s’insérer dans l’implacable continuité de la tragédie historique collective et dans l’histoire familiale dominée par la figure du grand-père au « cerveau mort pour la France » et par celle du père « Français avant toute chose ».

A lire.

 

Patryck Froissart

 

François Noudelmann, né en 1958, est un philosophe français, professeur à New York University et à l’Université de Paris-VIII. Il a présidé le Collège International de Philosophie de 2001 à 2004, et dirige depuis 2019 La Maison française de NYU. Producteur à France-Culture de 2002 à 2013, il a animé les émissions hebdomadaires et quotidiennes, Les Vendredis de la philosophie, Macadam philo, Je l’entends comme je l’aime, Le Journal de la philosophie. Il dirige deux collections d’essais, « Intempestives » aux Presses Universitaires de Vincennes, et « Voix Libres » aux éditions Max Milo. Traduits en une douzaine de langues, ses travaux portent sur la littérature et la philosophie.

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A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)