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Les Émotions contre la démocratie, Eva Illouz (par Guy Donikian)

Ecrit par Guy Donikian le 16.02.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Essais

Eva Illouz, Les Émotions contre la démocratie, Éditions Premier Parallèle, octobre 2022, 331 pages, 22,90 €

Les Émotions contre la démocratie, Eva Illouz (par Guy Donikian)


Intuitivement, partiellement, nous sommes tous, à différents degrés, persuadés que les émotions guident aujourd’hui nos comportements plus que la réflexion, qu’il s’agisse de nos vies quotidiennes pour lesquelles l’immédiateté est requise, c’est tout et tout de suite selon l’expression galvaudée, ou qu’il s’agisse de la vie démocratique, quand les électeurs sont peu enclins à prendre connaissance des programmes des candidats aux présidentielles par exemple. La « société de spectacle » n’est pas pour rien dans ces comportements, tout autant que la surabondance de biens qui s’offre à nous, nous qui vivons encore dans une démocratie. Le titre de l’ouvrage d’Eva Illouz est explicite, et c’est bien ce qui apparaît comme une évidence qui retient l’attention. Des émotions contre la démocratie, comment construire une réflexion sur ce thème ?

Eva Illouz est sociologue, et, en tant que telle, a répertorié ces émotions en s’appuyant sur de solides exemples pour confirmer ses réflexions, illustrant ainsi son propos des observations faites dans et sur un pays qu’elle connaît bien, Israël.

Son enquête a pour objet le populisme qui semble attaquer de nombreuses démocraties, et ce constat a guidé la sociologue pour déceler quatre émotions, seules capables d’occulter les inégalités pour ceux qui les subissent de plein fouet, et ceux qui les subissent vont se ranger dans les rangs populistes.

Distinguer les émotions démocratiques, légitimes, des émotions populistes, telle a été la tâche d’Eva Illouz. Elle en a dénombré quatre : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie.

– La peur est à l’évidence un levier sûr pour le populisme. Machiavel, rappelle l’auteure, recommandait la crainte pour gouverner. On retrace ici la peur instituée en Israël depuis sa création, et l’auteure rappelle aussi la haine qui sévit tout au long de l’histoire des Juifs « comme une haine éternelle, inexpugnable et totale, un phénomène inscrit dans l’ordre du monde lui-même ».

– Le dégoût participe aussi de ces émotions, et dans un chapitre intitulé « Les entrepreneurs du dégoût », Eva Illouz nous remémore les métaphores dont usait Hitler pour parler des Juifs (asticot, larve…), et dont en général tout racisme use pour asseoir sa « crédibilité ». Cette émotion est aussi celle que transmettent les religions qui consolident « les catégories de la pureté et de l’impureté. A première vue, ces notions peuvent sembler strictement théologiques ; en fait, elles remplissent des fonctions sociales très importantes en renforçant une distance insurmontable entre groupes sociaux ».

– Le ressentiment est également à l’œuvre dans l’ascension du populisme, mais « si c’est une composante émotionnelle tout à fait décisive des démocraties capitalistes, c’est parce qu’elle est suscitée par une perte du pouvoir, réelle ou imaginée, d’autant plus inacceptable qu’elle intervient dans le cadre de sociétés régulées par des normes d’égalité ». C’est un ressort dont usent les populismes de quelque contrée qu’ils soient. « Selon McVeigh, c’est cette même dynamique qui est à l’œuvre dans l’Amérique de Trump : un siècle ou presque après le KKK, Trump a lui aussi tablé sur le ressentiment d’une partie de la population, constituée pour le principal de Blancs vivant dans de grandes zones urbaines violemment frappées par la mondialisation ».

– La quatrième émotion est « l’amour de la patrie ». « Le nationalisme est devenu un élément décisif du populisme, qui invoque l’idée et le sentiment du nationalisme sur fond d’antagonisme de classes, en s’attachant à séparer les groupes qui se soucient de la nation de ceux qui se soucient également, et non moins, des tribunaux internationaux, des immigrés et des réfugiés ». L’auteure illustre son propos en rappelant les mensonges émis par le premier ministre israélien visant à stigmatiser ceux qui refusaient de voir chez tout Palestinien un ennemi. Plus généralement, elle souligne que « dans les pays européens, le retour du nationalisme est étroitement lié au rejet de l’immigration et au sentiment largement partagé dans les rangs de certaines catégories de la population, que l’Union européenne a dépossédé les nations de leur souveraineté ».

L’auteure conclut son ouvrage ainsi : « Les sentiments analysés dans ce livre ont un certain nombre de choses en commun ; ils sont tous le résultat de manipulations politiciennes, de l’exploitation de la peur des gens ordinaires, de la méfiance, de la colère et du ressentiment au profit d’objectifs et de stratégies d’acteurs politiques sans scrupules ». Ces émotions entremêlées forment la matrice du populisme, ajoute-t-elle. Il n’y a rien à ajouter, sinon qu’un tel ouvrage a le mérite de la clarté et de la rigueur.


Guy Donikian


Eva Illouz, née en 1961, est sociologue et directrice d’études à l’EHESS. Elle est l’auteure de Happycratie (2018), et a dirigé Les marchandises émotionnelles, en 2019. Elle a publié, en 2020, La Fin de L’amour.


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