Les Destinées sentimentales, Jacques Chardonne (par Stéphane Bret)
Les Destinées sentimentales
Ecrivain(s): Jacques Chardonne Edition: Le Livre de Poche
Ce roman, en trois parties, apparaît a priori comme le portrait d’un monde déjà éloigné, historiquement : celui de la bourgeoisie charentaise et limousine protestante de la fin du XIXe siècle.
M. Pommerel est un fabricant de cognac, très croyant. Il n’éprouve pas de contradiction entre l’exercice de sa foi et le commerce des spiritueux. Il y voit une sorte de confirmation : « Il retrouvait dans les affaires de multiples prescriptions, des coutumes sacrées, des défenses et des permissions, des frontières précises entre le bien et le mal ».
Cet homme assiste justement à la fin d’un sermon prononcé par Jean Barnery, pasteur. L’épouse de Pommerel, disparue, était la fille de David Barnery, fondateur de la fabrique de porcelaine de Limoges. Jean Barnery est apparenté à cette famille et conserve des intérêts dans la fabrique.
Pauline est la fille de son frère Lucien. Après le décès de ce dernier, Pommerel offre à Pauline de venir habiter chez lui à Barbazac.
Jean Barnery, pour sa part, a vu son épouse Nathalie quitter le domicile conjugal.
Ce pourrait donc être un univers clos, replié sur lui-même que nous décrirait Jacques Chardonne. Il n’est est rien. Bien au contraire, tous ces personnages sont traversés, habités, déchirés par des interrogations humaines essentielles : le sens du travail, sa place dans la société, la conception de l’entrepreneur dans une société déjà un peu mondialisée. Barbazac, lieu imaginaire dans lequel on reconnaît Barbezieux, n’est pas coupé du monde : « Les rapports étaient fréquents entre Barbazac et l’étranger. Des hommes voyageaient en Amérique, en Suède, en Russie ; au retour, ils trouvaient leurs femmes à Paris ».
Pauline s’accoutume à ce monde, empreint de convenances, de restrictions, de conservatisme, de froideur, sans vraiment l’accepter. Attirée par Jean Barnery, ce pasteur un peu désincarné, qu’elle ne parvient pas à appeler par son prénom, elle s’insinue néanmoins dans sa vie. Celle-ci, cruelle à l’origine – Jean Barnery n’ayant pas connu ses parents – va être structurée par la religion d’une part, l’éthique des affaires d’autre part. Et c’est là que ce roman est remarquable. Jacques Chardonne dépeint un homme d’affaires, plongé dans les nécessités des restructurations, industrielles, des calculs de coût, des choix de la clientèle, qui ne renonce pas à la dimension morale de son activité, qui justifie son rôle par des considérations autres que purement matérielles : « Je ne veux pas jouir de ma fortune dans une société qui accorde trop d’avantages à ceux qui sont bien nés et qui augmente l’injustice naturelle. Je crois à un monde spirituel, tout à fait opposé aux trésors de la terre. Pour m’y préparer et m’en rapprocher, je veux vivre dans des conditions matérielles salutaires ». Ces conditions salutaires, Pauline, jeune fille intérieurement rebelle, va les trouver à l’occasion de la Grande Guerre. Elle devient infirmière, joue un nouveau rôle social, comme beaucoup de femmes de cette époque.
Démobilisé, Jean Barnery fait une mauvaise chute à la Fabrique, qui peine à retrouver sa prospérité de naguère. Tout au long de ce roman, Pauline s’insinue dans la vie de Jean Barnery, partage ses combats, polémique avec lui, ouvre moult controverses, l’interroge sur le bien-fondé de sa conduite. Et c’est à une merveilleuse conclusion que se livre Jacques Chardonne, qui réussit magnifiquement à illustrer l’importance de l’amour dans une vie humaine, par la bouche de Jean Barnery : « Il n’y a pas de vie perdue quand on a aimé (…) L’amour… il n’y a rien d’autre dans la vie… rien ».
Stéphane Bret
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