Les désarçonnés, Pascal Quignard
Les désarçonnés, 12 septembre 2012. 20 €
Ecrivain(s): Pascal Quignard Edition: Grasset
Comme d’habitude, la dernière œuvre en date de Pascal Quignard, Les Désarçonnés, va en désarçonner plus d’un. Et tant pis pour ceux qui tomberont de la monture ! Il s’agit de l’opus VII du cycle Dernier Royaume, ouvert en 2002 par « les Ombres errantes » couronné alors du Goncourt.
Quignard poursuit sa quête du sens possible – des sens possibles – de l’invraisemblable monde des hommes. A la manière des Anciens. Une manière inimitable qui mêle à la pure réflexion philosophique une culture classique impressionnante et surtout une écriture impeccable, ordonnée comme un langage en soi, comme un à-part-la-langue. C’est cette tresse énonciative qui élabore, livre après livre, une musique unique, fascinante, celle de Quignard dont on connaît la passion pour la Folia et ses phrases éternellement les mêmes, éternellement autres. Opus VII dit-on, très justement. Variations sur les thèmes de la guerre, de la violence, de la faim, du pouvoir, de la décomposition morbide et du sexe bien sûr, de la différence sexuelle et de sa syntaxe, qui est au fond la grande affaire de Quignard.
Au-delà du classicisme et de la noblesse du style, ce qui fascine chez Quignard – l’objet central du fascinum – c’est le mouvement d’aller-retour permanent, presqu’hypnotique, entre les anecdotes tirées de la plus Haute Antiquité, les histoires mettant en scène des personnages célèbres de toutes les époques et les aphorismes ancrés au cœur de notre temps. Peu à peu, se tisse ainsi une fresque morale de l’humanité, à la fois chronologique et intemporelle. Pascal Quignard est habité par l’ombre de Montaigne.
Avec le désarçonnement comme ritournelle de la sonate.
Ainsi cette rencontre avec George Sand :
« Aurore, quand elle fut devenue adolescente, au désespoir d’avoir été arrachée à la paix du couvent où elle était heureuse, tout à coup, « vingt pieds d’eau dans l’Indre » l’attirent. »
D’autres surgissements encore, fréquents, de la figure de Freud, de Nietszche, de Lévinas, de Lacan. Tous ceux qui accompagnent Quignard dans son culte de l’un, solitaire, irremplaçable, irréductible à tout ordre social.
Car s’il est une basse continue au discours de Pascal Quignard sur le monde, c’est bien la « malédiction » du groupe. En particulier de la Nation, origine de toutes les haines.
« La Déclaration des Droits de l’Homme précise dans son article III : « Le principe de toute souveraineté réside dans la nation » La Déclaration des droits de l’homme édicte comme un principe de droit humain la guerre inter-nationale entre les hommes. »
Et cette basse continue est celle même de la plus ancienne et plus profonde tradition littéraire et philosophique française, celle qui est portée par Villon, Montaigne, La Rochefoucaud, Voltaire ; Pascal Quignard s’inscrit délibérément dans cette glorieuse lignée. Et dans la cohérence de cette filiation spirituelle, on ne doit pas se tromper. L’« individualisme » de Quignard est un humanisme profond, comme celui de ses pères littéraires et philosophiques. Le seul humanisme qui vaille, celui qui attache la morale au destin des êtres/individus.
Les désarçonnés est un hymne à l’homme qui, quand il tombe, se relève. Comme Agrippa d’Aubigné, qui, laissé pour mort après une chute de cheval, se relève et écrit les premiers vers des « Tragiques ».
« Agrippa d’Aubigné, en 1577, tombe de cheval. Il est recouvert par trois cadavres. Laissé pour mort, ramassé comme un cadavre parmi les cadavres, il est jeté sur une charrette. Un soldat voit soudain que son torse se soulève ; on l’extirpe du tas de morts ; on le lave ; on nettoie ses blessures et on les panse. On le transporte et on l’étend dans un lit. Alors, reprenant connaissance, en hâte, Agrippa d’Aubigné dicte au prudhomme du bourg les premiers vers des Tragiques « comme pour testament ». »
Un hymne au courage, à l’obstination, un hymne à l’espoir, malgré tout, à cause de tout. Un hymne à l’homme singulier.
Pascal Quignard continue son œuvre. Majeure.
Léon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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