Les couleurs du ghetto, Aline Sax, Caryl Strzelecki (par Yasmina Mahdi)
Les couleurs du ghetto, Aline Sax, Caryl Strzelecki, trad. néerlandais, Maurice Lomré, 176 pages, 14,50 €
Edition: La Joie de lire
« L’ennemi veut nous enlever, à nous Polonais et Juifs, tout ce qui est art et science. Il se peut que nous périssions, mais si nous devons périr, faisons-le avec dignité » (Ludwik Hirszfeld)
Témoignage d’un pogrom
Les couleurs du ghetto est le nom du terrible récit des pogroms d’Europe de l’Est dont témoigne ce roman graphique magistral. Le scénario est écrit par Aline Sax, née en 1984 à Anvers, titulaire d’un Doctorat en Histoire et illustré par Caryl Strzelecki, né en 1960 d’un père polonais et d’une mère néerlandaise. Le titre est surmonté d’une discrète étoile de David, les images ne sont traitées qu’en noir, gris et blanc – le noir, la nuit profonde de l’horreur, du deuil et de la néantisation de toute chose ; le gris et le blanc comme le brouillard et l’horizon parti en fumée dans un vide aveugle.
L’invasion allemande de la Pologne anticipe la Shoah. Le placardage des affiches, des avis couverts de diatribes ignominieuses des nazis contre la population juive envahit l’espace public. Le roman graphique rapporte les épisodes terrifiants « des “déplacés” comme disaient les Allemands », de la mise en quarantaine dans un quartier à part – appelé ghetto – d’habitants qualifiés d’indésirables, jusqu’à leur extermination. À travers les yeux et la voix de Misja, un très jeune garçon, l’on assiste à la progression des méfaits, des maladies puis des crimes, depuis la capture des Juifs de Varsovie formant des « files interminables de gens, de charrettes et de véhicules de fortune sur lesquels s’entassaient meubles et ustensiles de cuisine, enfants en pleurs, personnes malades et âgées », harcelés par des hordes de fascistes armés.
De sinistres mots allemands sont hurlés et écrits : « Seuchensperrgebiet (zone de quarantaine) » ; cette « zone de contrôle des maladies » que les Juifs ont interdiction de quitter, est clôturée par un mur de 3 mètres de haut, bientôt hérissé de barbelés. Le plus important ghetto juif de Varsovie est né, rassemblant jusqu’à 450.000 personnes dans un espace de 3,4 km². « Austauschbar (interchangeables) », « Schmuggler (trafiquant) », ces imprécations donnent lieu à des actes d’une barbarie inimaginable… Faible lueur d’espoir, la résistance d’un groupe peut aider à combattre la douleur et sauver quelques individus, et c’est de cette façon que le narrateur, Misja, entre en résistance et décide d’agir. Le jeune homme assiste à la réquisition des biens et aux massacres d’innocents surveillés jour et nuit par « la police polonaise à l’extérieur du ghetto (…) », par « la police juive à l’intérieur » et « les soldats allemands, eux [qui] étaient partout », et il se révolte.
Les créateurs de ce roman graphique s’interrogent : pourquoi les Juifs polonais ont-ils pu croire un instant qu’ils seraient épargnés en sortant du ghetto et pourquoi ne se sont-ils pas révoltés en masse ? Pour Misja, il n’existe plus que deux façons de mourir : la première, dans la chambre à gaz, la seconde, les armes à la main, dans la dignité, pour ceux qui ont refusé de partir à Auschwitz et d’abandonner leur famille. Le destin de Misja et de sa sœur Sabrina est retracé dans le détail. Les planches de Caryl Strzelecki apportent une puissance au texte d’Aline Sax, et outre le devoir de mémoire, suggèrent que nous ne sommes pas à l’abri des exterminations de masse. Afin de contrer les campagnes extrémistes, racistes, eugénistes qui cognent aux portes de l’Europe, il s’agit de conscientiser les adolescents.tes, futurs lectrices et lecteurs.
L’illustrateur figure la maigreur, l’abattement des foules prisonnières, leur rapide déshumanisation. Les cadavres sont dessinés à l’aide de traits acérés blancs, entailles sur fonds noirs. Les visuels sont bouchés par des grilles, des barbelés, des rues quadrillées par des soldats. 75 tableaux relatent des épisodes insupportables de cruauté, mais hélas reproduisant la réalité historique. L’esthétique plastique a des similitudes avec l’univers de Jacques Tardi qui a beaucoup dépeint la guerre. Cet ouvrage de qualité peut se comparer au roman illustré de 1930, Deux manches et la belle, de Milt Gross, par l’association de la bande dessinée et de la littérature, et concernant le sujet, à Maus, de Art Spiegelman.
Abordable à partir de 13 ans.
Yasmina Mahdi
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