Les Corps insurgés, Boris Bergmann (par Philippe Chauché)
Les Corps insurgés, Boris Bergmann, août 2020, 309 pages, 19,50 €
Edition: Calmann-Lévy
« Il oublie son désir de courir parmi les arbres, ainsi que ses devoirs. Au lieu de balayer, il veut peindre. Au lieu de laver, il veut peindre. Au lieu d’apprendre les textes, il veut connaître les secrets des couleurs ».
Lorenzo
« La bande pratique la dérive, c’est pour eux la seule manière acceptable de se déplacer dans la ville. Depuis un point de départ, il faut se laisser guider par des événements totalement extérieurs et aller le plus loin possible, le plus profond sur la carte ».
Baptiste
« Assez simple, au demeurant : je ne m’écarte pas du chemin qu’elle a tracé pour mes doigts et ma langue, je répète, inlassable, le geste, et je pense au peintre italien dont j’ai oublié le nom qui lui ne tremble pas, malgré l’obscurité de sa chambre, lorsqu’il faut esquisser le trait le plus fin, le plus régulier ».
Tahar
Les Corps insurgés est le roman de trois destinées, trois hommes que la vie incendie et que la chair délivre. Lorenzo le jeune paysan italien né parmi les pierres, près de Rome en 1729 et qui embrase la peinture. Baptiste, le jeune parisien qui assistera aux prémices de mai 68, dans un bar que fréquente l’ombre de Guy Debord, et qui ne cessera de rêver de révolution. Tahar, jeune marocain devenu infréquentable par sa famille qui traverse la Méditerranée pour une résurrection, faite de coups, de trahisons et de blessures. Trois destinées que la vie et l’amour enflamment. Trois corps qui s’élancent, comme s’élance ce roman finement ouvragé, inspiré, d’une rare intensité romanesque. Les Corps insurgés est le roman de trois destinées qui s’éclairent, l’une l’autre, Lorenzo, jeune peintre trop doué, trop visionnaire, trop attentif à la lumière divine pour plaire à Rome et au Pape, Baptiste, qui ne sera pas au rendez-vous du mois de mai enflammé, sa vie nouvelle ne durera qu’un temps suspendu, qui perdra amour, amis et illusions, saisi par cet effondrement du Paris de ses rêves révolutionnaires, une plage de cendre où plus aucune vague ne vient mourir, Tahar, au corps chamboulé entre le Maroc et la France, poursuivi par un amour premier, et échappant à la mort volontaire et planifiée par une rencontre de prison, Tiens-toi prêt.
« Il ressemble à une flamme. Lorenzo, une flamme libre qui lèche la toile, s’y colle, s’abaisse, puis dans l’élan, plonge et dévore ».
Lorenzo
« Tu n’avances plus. Tu traînes des pieds. La dérive est amère. Tu as l’impression d’être déjà passé par là, de revenir en arrière. Bateau pas assez ivre, qui subit l’ancre et le fond ».
Baptiste
« J’ai écrit mille messages cette nuit-là. J’en ai envoyé aucun. J’ai usé tous les tons, comme Cyrano qu’on nous faisait lire de force au collège. A l’époque, je ne comprenais pas qu’on puisse dire une chose de mille façons. Désormais je sais ».
Tahar
Boris Bergmann signe là un roman incarné. Ses personnages vivent leurs passions, affrontent leurs démons et embrassent leurs colères, portés par une langue enflammée. Roman des corps vibrants de Rome à Paris, du Vatican du XVIII° siècle, aux dérives dans les rues de Paris, et à la fureur d’un imam vengeur et manipulateur, Les Corps insurgés est une belle trilogie, un trio pour cordes, qui parfois s’accordent, et parfois dissonent. L’écrivain inspiré saisit ces trois destins, trois comètes qui traversent leur siècle, le bousculent, pour n’en garder que l’incandescence des corps qui se livrent, une lumière, une couleur, un rêve, un amour adolescent, un saisissement, une révolte. Les Corps insurgés est un roman qui étonne, surprend, qui prend l’art romanesque au sérieux et avec fantaisie. Ses personnages vivent, aiment, marchent, rêvent, avec la force de la conviction, d’une secrète révolte, d’une passion profonde. Les Corps insurgés, sont des corps flamboyants qui se consument dans les nuits d’ivresse, sauvés, même dans leurs détresses, par la grâce d’un regard.
Philippe Chauché
Boris Bergmann est l’auteur de quatre romans, Nage libre, Déserteur (Calmann-Lévy), 1000 mensonges (Denoël) et Viens là que je te tue ma belle (Scali).
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