Les cigognes sont immortelles, Alain Mabanckou
Les cigognes sont immortelles, août 2018, 293 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Alain Mabanckou Edition: Seuil
L’action se déroule à Pointe-Noire, au Congo, sur trois jours, du 19 au 21 mars 1977, au lendemain de l’assassinat du camarade président Marien Ngouabi.
Le narrateur est Michel, un jeune garçon qui vit avec sa mère, Maman Pauline, et le second mari de celle-ci, Papa Roger, qui, bigame, entretient dans un autre quartier une première épouse et leurs nombreux enfants.
Le lecteur partage pendant ces trois jours historiques le quotidien de Michel, ses allées et venues dans la proximité de la case familiale, et sa vision apparemment naïve mais paradoxalement extrêmement lucide des relations sociales, économiques au sein de sa parentèle et de son environnement proche, et des retombées qu’ont sur elles les turbulences tragiques d’une actualité politique jalonnée de révolutions de palais faisant des amis d’hier les ennemis du jour.
Car Michel observe, écoute, critique, construit et déconstruit ce qui constitue son univers, au travers des leçons d’histoire politique que lui donne son beau-père en commentant avec lui, sous l’arbre de la cour (symbolique de l’arbre à palabres), les informations que diffuse à longueur de jour un vieux transistor, au travers aussi de ce qu’il apprend du maître d’école dont il est l’élève favori, malgré sa propension irrémissible à la rêverie, pour sa vivacité d’esprit, au travers encore des conversations pas toujours sereines qu’échangent ses parents, au travers toujours de ses lectures, au travers des visites qu’il rend occasionnellement à des parents « capitalistes noirs » dans les quartiers plus huppés, au travers enfin des remarques que lui adressent les protagonistes secondaires comme, en particulier, la boutiquière Mâ Moubobi.
Voici la boutique Au cas par cas de Mâ Moubobi, située à deux pas de l’avenue de l’Indépendance. Elle n’est pas bien rangée, c’est tout petit, ça sent le poisson salé et la pâte d’arachide. Les prix ne sont pas fixés pour de bon, ça dépend de si vous connaissez ou pas Mâ Moubobi, voilà pourquoi la boutique s’appelle Au cas par cas.
Facétieux, le jeune narrateur suggère de façon amusante, sans les décrire, les situations équivoques mettant en jeu tout ce qui touche à la toilette intime, au sexe, aux fonctions corporelles d’excrétion, par une formule répétée régulièrement :
Elle avait soulevé son pagne pour montrer « ce que je ne vais pas expliquer ici, sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir ».
Toutes les relations sociales courantes, tous les petits arrangements qui font le contrat tacite attribuant à chacun, à chacune, rôle, personnalité, caractère, fonction, tous les codes de conduite de bon voisinage, tous les signes tranquilles d’une coexistence assumée de citadins venus de régions diverses et appartenant à des ethnies autrefois rivales, tout cet ordre paisible qui résiste aux disputes conjugales, aux jalousies plus ou moins contenues, aux désaccords ponctuels, aux commérages normaux, tout ce qui constitue les repères rassurants permettant au jeune Michel de se faire son monde, tout cela est brutalement secoué, bousculé, déconstruit par l’assassinat du président.
L’événement réveille les communautarismes, dresse les uns contre les autres les partisans du chef tué et ses opposants, et chamboule l’ordre moral.
Les milices favorables au nouveau régime débarquent, quadrillent le quartier, traquent les citoyens susceptibles de porter le deuil de Ngouabi.
Pris dans la tourmente, Michel, interrogé par les membres d’un tribunal d’exception sur la parenté de sa maman avec un haut gradé proche du défunt président et lui aussi exécuté par les rebelles au pouvoir, est placé devant un dilemme moral consternant : dire la vérité et mettre sa famille en danger, ou mentir pour la première fois de sa vie, a contrario des principes fondamentaux de son éducation morale.
Le juge joue avec le Bic noir, et je me rappelle que ça veut dire qu’il peut envoyer Maman Pauline en prison pendant des années et des années…
Je pense à l’oncle Kimbouala-Nkaya : si je le trahis il va dire que je suis un lâche…
Je pense en même temps à Maman Pauline, et je me demande : si elle était moi Michel et si j’étais elle Maman Pauline, qu’est-ce qu’elle répondrait au juge… ?
Le théâtre prenant, dépaysant, en ses décors pittoresques, de la vie quotidienne est pour l’auteur prétexte en arrière-plan à une subtile dénonciation de la corruption des hautes sphères, du népotisme, du poids de la coutume, de l’importance des réseaux familiaux, ethniques, politiques, du rôle toujours prégnant de la France, ancienne (et encore ?) puissance coloniale.
En somme, sous l’apparente fraîcheur de la voix du jeune Michel, sous la légèreté de ton de la narration des scènes successives, se devine en filigrane la pesante fragilité d’un microcosme social qui peut basculer à tout instant dans le chaos en contrecoup de toute secousse ébranlant le macrocosme national et supranational.
Patryck Froissart
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