Les chemins de traverse d’Elizabeth George (par Martine L. Petauton)
Certains la nomment « la reine George », cette américaine qui n’écrit que sur l’Angleterre, et abat, bon an mal an, son compte de pas loin de 20 magistraux romans policiers à ce jour ; chacun meilleur que l’autre dans une parfaite justesse digne de la bonification d’un Earl Grey de légende, et Dieu sait qu’on en boit en lisant, sans oublier les bières…
Elle a, dans une autre vie, avant l’écriture, beaucoup fait lire à des étudiants le miel du policier anglais. Agatha, tellement évident – elle est là à chaque page, comme en creux d’une autre époque, mais aussi Conan Doyle et Peter James. Les grands classiques anglais aussi, cités au détour des pages, avec l’exacte référence, car la dame écrit, dit-elle, des policiers qui sont aussi des romans, et tant qu’à faire, revendiquent une belle et rigoureuse écriture.
Dans ce registre majeur – qui en douterait à présent ! – du policier, on peut voyager par moults itinéraires, et pour faire court, deux : l’ultra rapide, qui vous mène à un train d’enfer des faits posés à l’enquête bouclée. Serré comme un Italien en très petite tasse, il entraîne les palpitations, malmène l’adrénaline, et ma foi, s’invite dans la nuit blanche qui suit ou longe sa lecture. Chaque page est essentielle, tous les mots pèsent leur poids d’indices agencés en savante hiérarchie, précieuse et fragile comme échafaudage d’allumettes, accompagnant à la perfection un Paris-Lyon en TGV, une pause dans l’herbe de nos vacances. Chacun d’entre nous aura sa – ses – préférences. Le talent, la maîtrise sont toujours du lot, l’auteur « ordinaire » n’habitant que rarement le genre.
Et puis, il y a l’itinéraire qui prend son temps (mais ne le perd jamais), celui qui vous cale d’un savant contexte, des personnages annexes, de l’arcane des lieux, un peu à la façon d’un roman historique – un bon –, celui des chemins de traverses, qui, tous, quoi qu’on en pense parfois, ont leur petite voire minuscule importance ; obligatoires poupées gigognes du suspense de qualité. Tellement plus que la « simple » découverte du ou des coupables, on est dans le « comment on y va » ; « comment ça marche, l’enquête, et ses enquêteurs pas moins », les dessous, les à-côtés ayant voix au chapitre, parfois à la même hauteur que le fameux fil rouge. Les Anglais – la grande Agatha en tête – en ont fait un genre, probablement un honneur littéraire : le « whodunit britannique » (who has done it ; qui l’a fait ?). Breveté, comme Earl Grey et Guinness réunis, avec un soupçon odorant d’un vieux whisky, de garde bien sûr. Faut-il le préciser, les « George » sont de ce cru-là, chaque ouvrage pesant entre 7 et 800 pages. Livres par excellence, d’un confinement ?
Lire George, c’est donc accepter et se régaler des détails d’un théâtre surtout pas minimaliste. C’est accompagner son installation, une « Comédie humaine » en son genre ; du Balzac, peut-être en George… Et ce, avant de s’avancer dans les faits eux-mêmes, et dans la tête des enquêteurs. Dans ces chemins de traverses, la toile d’araignée a le rôle titre, labyrinthe qui noie, perd, énerve le lecteur, tellement fier, toutefois, quand, page 453, il est troublé comme l’enquêteur ! devant cette – petite – contradiction entre les agendas de deux suspects (suspects ou pas, du reste).
Trois titres peuvent prétendre à la plus haute couronne, mais d’autres choix sont validables, car aucun n’est à rejeter dans la lourde besace : Sans l’ombre d’un témoin, série de crimes de jeunes adolescents métis dans de sombres quartiers de Londres ; un peu de Jack l’éventreur parfumant le ragoût ; Le Visage de l’ennemi, voyage en milieu politique – conservateur – régal total ; La Punition qu’elle mérite, quelque part dans le Shropshire, grand angle sur petit coin – apparemment – inoffensif, vert et bucolique dont regorgent les campagnes anglaises. Du sucré, du sirupeux, au-dessus du pire. Tout, dans les opus de George, est observé, travaillé à la loupe, chaque métier, milieu social, fonctionnement, y compris, voire surtout, dans la police elle-même et autres institutions britanniques. En annexe, Elizabeth George donne ses sources, les recherches et conseils dont elle a fait moisson pour son histoire, de fait, gagnant des galons proches du sociologique, du politique. Une Angleterre d’aujourd’hui sortie toute habillée du réel, son quotidien, sa crise économique et sociale, ses territoires, et le grand Londres si souvent éclairé. Manquent encore le Brexit et la crise sanitaire, n’en doutons pas, dans les caisses.
Alors les acteurs de premier plan de ce théâtre si travaillé ? On s’en doute, ciselés, peaufinés comme géants d’opéra. Tous, petits rôles, personnages de fond de scène, sont soignés par l’œil exercé et exigeant de George ; aucun sacrifice. A la façon du Clair Obscur, certains sont plus éclairés que d’autres, mais, en se penchant, tous les détails apparaissent, fut-ce dans l’ombre.
Et au cœur de la scène, un Sherlock, une Miss Marple, leur finesse professionnelle, leur physique, tics de langage, ceux qu’on préfère, qu’on suit, qu’on cite, qu’on garde, ceux qui en policier « sont » l’Angleterre ? On a. Deux enquêteurs en binôme pas toujours facile, de New Scotland Yard – le Yard. Aux deux bouts de la chaîne sociale, quoique… l’impeccable, élégant, Lord Thomas Lynley, droit sorti de son château familial de Cornouailles, à moins que… et – surtout – Barb, le sergent Barbara Havers, celle qu’on préfère forcément. Clope, bière, et mauvaise bouffe. Râleuse, fouineuse, ses baskets de second choix plantées dans l’Angleterre d’aujourd’hui, celle qu’elle connaît, dure et crue. Un pays dont on croit tout savoir et qu’on regarde différemment. Parfaite réussite du coup. Comme on a envie d’aller en Angleterre en sortant d’un George !
Car avec elle – la reine, incontestablement – c’est d’addiction dont il pourrait bien s’agir. Et dure.
Martine L Petauton
Les titres d’Elizabeth George sont en Pocket.
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