Les Chasseurs de gargouilles, John Freeman Gill
Les Chasseurs de gargouilles, mars 2018, trad. américain Anne-Sylvie Homassel, 444 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): John Freeman Gill Edition: Belfond
New York des années 70, non pas underground, mais « up ground », ce qu’il se passe « au-dessus » aurait bien pu, pourrait bien changer la face du monde… en tout cas cela change la vie de Griffin.
New York visité, revisité, détruit, abîmé ou embelli selon l’époque et la vision de chacun de ses habitants. Il y a ceux que cela indiffère, ceux à qui la transformation, la transmutation déplaît, et il y a ceux comme Nick, le père de Griffin, qui s’insurgent et s’accrochent, pour le meilleur et pour le pire, aux vestiges du passé :
« A l’est de la Deuxième Avenue, après les 20ès Rues, toute une série de pâtés de maisons avaient été anéantis. Au lieu des immeubles d’habitation, des magasins, au lieu des vitrines, des perrons, des gens, il n’y avait plus que des décombres. Un quartier entièrement rasé. (…) Les décombres, hérissés, pulvérisés, avaient beau s’ébouler dangereusement sous nos pas, ils paraissaient curieusement homogènes. Une ruine, c’est une ruine me disais-je. Dans notre exploration hésitante de ce tapis de débris, les yeux fixés prudemment sur le sol, je ne perçus rien qui donnât à penser que cet immense chaos avait pu revêtir un jour la forme solide, rassurante, d’un immeuble. Nous foulions un lendemain de cataclysme » (p.118).
L’œuvre de tous ces architectes fantasques qui ont suivi leur rêve, qui l’ont fait subir avec plus ou moins de bonheur à la pierre ou au béton, Nick ne veut pas qu’elle disparaisse, stockée au petit bonheur, sur des terrains plus ou moins vagues… en attendant… alors, cet amoureux fou du passé, des gargouilles, des cariatides et autres griffons, se lance à leur secours. Il va enrôler dans son chantier derécupérationce fils qu’il méconnaît, découpant çà et là, repérée dans quelque façade, une tête de proue, un élément décoratif… Il connaît New York et l’ombre de chaque bâtiment ancien projetant ses encorbellements comme autant de pièces à sauver.
Un voleur ? Un antiquaire ? Les deux peut-être, mais plus encore, quand sa passion, la chasse à l’antique, se mue en idée fixe : reconstruire quelque part, dans un lieu isolé, l’immeuble de sa jeunesse où il avait son atelier :
« “Je t’ai déjà raconté qu’autrefois je m’installais sur le toit de mon atelier de Murray Street avec une paire de jumelles pour regarder ces gargouilles. Tu te souviens ?”
Je hochai la tête.
“Eh bien, même à cette époque, je crois que je savais déjà qu’elles me survivraient. Je les regardais qui me scrutaient en retour, qui tendaient le cou pour ne rien rater du spectacle – et un jour, adieu, j’ai été expulsé, comme tous les gens qui vivaient dans cette zone-là. Et les gargouilles ont assisté à l’expulsion. Elles m’ont vu chassé de ce lieu absolument remarquable” » (p.219).
Le roman est construit comme une quête, celle de l’amour du fils pour son père indifférent, et une aventure car tout ceci n’est pas sans risque, même si le père ne paraît pas non pas ressentir, mais même connaîtrela douleur physique ou morale… ni la sienne, ni celle des autres, de son fils, qu’il nie. Quand une passion devient une manie, la folie guette, jusqu’à l’anéantissement :
« C’était incroyable de le voir se balancer sans effort sur ces échafaudage branlants (…) Sans doute m’étais-je mis à vivre sa progression de l’intérieur comme si elle avait été mienne car lorsqu’il poussa un cri de joie, soudain, je fus si surpris que je dus me retenir au revêtement métallique pour retrouver mon équilibre.
“Ils en ont laissé une !” me souffla-t-il, hors d’haleine, en revenant vers moi.
Il m’avait pris par les épaules et me secouait pour me faire partager son exultation.
“Une gargouille a quand même échappé au massacre. Une seule ! Elle est tout au bout, penchée au-dessus de Broadway” » (p.225).
Le lecteur est plongé dans un New York méconnu, où plusieurs époques se côtoient un temps encore, avant que les anciens immeubles ne cèdent la place : « La ville continua de se dégrader : même sans mon père, elle savait très bien s’y prendre. Les caisses étaient vides : on ne pouvait ni réparer ni nettoyer » (p.347). Comme devra céder la place le fils, Nick le père, jusqu’à la fin, ne le reconnaîtra pas et disparaîtra, dévoré par sa passion…
Il serait dommage de révélerla fin où ce qui fut extérieur un temps, va se retourner comme un gant, jusqu’au dispersement :
« Scruter ce mur de pierre pour mieux le voir me plongeait dans un tel trouble que j’en eus pratiquement le vertige. Les deux mains agrippées à la rambarde, je regardai de toutes mes forces et finis par comprendre ce qui me perturbait tant. Ces murs n’étaient pas des murs intérieurs : c’étaient des façades » (p.404).
Nick, n’est-ce pas dans certaines occurrences le nom du diable ?
« Mais que je sois damné – ce fut mon dernier coup d’œil avant de foncer vers le fourneau – s’il ne parvint pas à hisser ce fragment de marbre, lourd vestige d’un New York perdu, jusqu’à l’intérieur de l’usine, avec le reste de sa collection. Je n’ai jamais revu mon père » (p.426).
Anne Morin
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