Les champs de Bataille, Dan Franck (par Léon-Marc Levy)
Les Champs de bataille. 29 février 2012. 280 p. 18 €
Ecrivain(s): Dan Franck Edition: GrassetDan Franck signe ici un livre comme on n’en fait plus guère ! Par les temps qui courent, de nivellement de la pensée, d’écrasement des enthousiasmes et d’abandon des idéaux humanistes, ce livre fait figure de pavé dans la mare inerte. Dan Franck tisse une œuvre à la gloire de Jean Moulin (bien sûr !) mais aussi et surtout à la gloire des grands élans qui l’ont porté, de victoire en victoire, au sein de la Résistance Française, jusqu’à la mort. Jusqu’à ce sombre jour, premier de l’été 1943, où des salauds (lequel ? Lesquels ?) l’ont donné au sinistre Barbie. A Caluire, dans la tristement célèbre salle d’attente du Docteur Dugoujon.
René Hardy, grand résistant, responsable du réseau Résistance-Fer, est le suspect N°1, le coupable le plus probable de la trahison. Jugé deux fois, deux fois il est acquitté, en 1947 (Albert Camus lui-même, dans Combat, lui apporta son soutien !) et en 1950. Pourtant le dossier était chargé et les preuves presqu’évidentes ! Opacité de l’histoire … L’affaire Jean Moulin restera sans dénouement. De Gaulle et les anciens de la France libre préfèreront lui offrir le Panthéon plutôt que la vérité !
Dan Franck ne se résout pas à ce choix lâche. Son roman (car ç’en est bien un !) est le roman du troisième procès de René Hardy, le roman du procès qui n’a jamais eu lieu. Un juge, à la retraite, noir sénégalais, rouvre le dossier et « convoque » René Hardy devant son tribunal, très exactement dans sa cuisine !
Ecoutons Dan Franck dans son avant-propos :
« Si cette instruction avait eu lieu, elle aurait certainement fait apparaître une réalité historique et politique passée sous silence lors des audiences précédentes : ceux qui contribuèrent à l’arrestation de Jean Moulin, connu avant la guerre pour son engagement à gauche, étaient liés à l’extrême-droite. Cette vérité renforce une conviction qui nous est commune, au juge et à moi-même : la droite et la gauche dessinent des horizons incomparables. »
Partie d’échecs impitoyable, serrée, indécise. Le juge et l’accusé jouent gros. En fait ils jouent tout : les valeurs morales de leur vie, valeurs que chacun des deux a choisies radicalement différentes. Au juge de gauche, universaliste et généreux, s’oppose l’homme de droite, Résistant héroïque néanmoins, mais ancien « cagoulard », fasciste, colonialiste, raciste et dissimulant avec peine sa haine de Jean Moulin. Le Jean Moulin chanté par André Malraux, héros français et héros de gauche !
De la réalité quotidienne (Nous sommes dans les années présentes) aux séances fictionnelles du « procès », notre juge (dont nous ne saurons jamais le nom) oscille comme hagard, fasciné par son obsession de trouver enfin la piste de lumière dans la nuit de Caluire et enragé contre les abandons de la gauche d’aujourd’hui, discours Ô combien dans l’actualité !
« Ils ont oublié les deux Pierre, Goldman et Overney. Ils applaudissent 1936 et la semaine de 40 heures mais estiment que les 35 heures, soixante ans après, sont une aberration économique. C’est ainsi qu’ils jugent, selon ce critère unique : l’économie. Les conquêtes sociales ne les intéressent plus. »
Haletant, écrit dans un souffle qui ressemble à celui de l’urgence-à-dire, dans une parfaite élégance cependant, le suspense nous tient jusqu’à un dénouement inattendu et sombre. « Les Champs de Bataille » est de cette part de la littérature de toujours qui plonge ses sources dans la réalité sociale, dans l’histoire, dans l’événement, et nous permet de « vivre » ce que nous n’avons pas vécu. Et nous laisse pantelants devant un moment énorme de notre histoire récente et qui, même pour les plus informés d’entre nous, prend ici un relief saisissant !
Avec, en basse continue, deux figures, deux camps, deux conceptions du monde qui, pour Dan Franck, restent inconciliables.
Ecoutons le juge cette fois :
« Lorsque les interrogatoires furent terminés, on nous fourra sans autre forme de procès dans un cachot où se trouvaient des Arabes pouilleux.
Il repose le livre de Bénouville et ouvre celui de Jean Moulin. Puis il lit :
« Les soldats, sur injonction de leurs officiers qui continuent à rire bruyamment, me saisissent à bras-le-corps et me jettent violemment sur le malheureux tirailleur qui recule effrayé. » (…)
« Ces deux phrases racontent la même histoire : celle de deux individus qu’on jette en prison. Le premier est un homme de droite. Le second est un homme de gauche.
- A quoi le voyez-vous ?
- A la façon dont ils qualifient leurs frères humains »
« Les champs de bataille » est un beau livre et, si la rareté du propos est le critère le plus pertinent du « politiquement incorrect », alors ce livre est le plus politiquement incorrect de ces dernières années. Tant mieux pour nous !
Léon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
- Vu : 7146