Les Carnets du sous-sol, Fiodor Dostoïevski (par Léon-Marc Levy)
Les Carnets du sous-sol, Fiodor Dostoïevski, Actes Sud Babel, traduit du russe par André Markowicz, 165 pages
Ecrivain(s): Fédor Dostoïevski Edition: Babel (Actes Sud)De profundis clamavi…
C’est bien un chant funèbre, un thrène lugubre qui s’élève du fond des ténèbres, d’un sous-sol antichambre du royaume des morts. Parce que le personnage qui parle dans une logorrhée pleine de fiel n’est pas mort mais souhaiterait bien mourir. Il déteste le monde mais il se déteste plus encore, en tout premier. Mais au-delà de l’auto-flagellation c’est l’humanité qui est visée : l’« idiot » du sous-sol c’est l’homme, c’est tous les hommes.
Qui parle du fond du trou ? Nous ne le saurons jamais vraiment mais qu’importe. Il se dit méchant, lâche, malade, haineux. Nous l’avons dit « idiot », pas seulement pour faire une allusion à un autre ouvrage de l’auteur mais parce qu’il y a vraiment dans l’étymologie du mot – ἴδιος idios – une figure qui permet de capter le personnage au plus près : singulier, pas comme les autres, qui ne participe pas à la vie politique de sa république. Le sous-sol, c’est ce qui est en-dessous de la Cité, qui n’en est pas vraiment tout en en étant quand même.
Le flux de conscience du narrateur, sans cesse ponctué de questions à lui-même, c’est la mise en question du monde organisé des hommes, la civilisation. Bien plus que méchant, le narrateur est un Sauvage, au sens rousseauiste du terme : il porte un regard aussi hagard qu’innocent sur le monde.
Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros ni un insecte.
La déclaration itérative de médiocrité proférée par le narrateur ne trompe guère : il est diablement intelligent, si intelligent qu’il ne s’arrête jamais à une définition fixe de lui-même. Souffrant, jouissant, révulsé par lui-même, fier, il ne cesse de sinuer entre les pôles de son être, jetant le lecteur dans le doute de la sincérité de cette confession. Contrairement à un Bernhard ou un Hamsun, Dostoïevski ne crée pas un personnage nihiliste, uniquement animé de sa haine du monde et des gens : ici le narrateur est complexe, allant jusqu’à trouver dans le mal la jouissance d’être.
Et si les hommes n’aimaient pas seulement le bien-être ? Et s’ils aimaient la souffrance exactement autant ? Si la souffrance les intéressait tout autant que le bien-être ? Les hommes l’aiment quelquefois, la souffrance, d’une façon terrible, passionnée, ça aussi, c’est un fait.
Il se fait précurseur de la pulsion de mort : L’homme ne renoncera jamais à la vraie souffrance, c’est-à-dire à la destruction et au chaos. […] C’est le désespoir qui recèle les voluptés les plus ardentes […] Il se situe comme mort parmi les morts car sa réclusion volontaire dans ce « sous-sol » est une déclaration de refus d’un monde dont la vanité, le vide moral, l’incohérence, le dégoutent. Sa claustration est une arme intime de guerre contre la décomposition de la Cité des hommes.
C’est la Raison pure qui détruit le monde, coupable à ses yeux de tuer l’essence de l’humain : la possibilité du choix, la volonté.
Voyez-vous : la raison est, messieurs, une excellente chose – je vous l’accorde volontiers –, mais la raison n’est que la raison, elle ne satisfait donc que les besoins rationnels de l’homme, alors que le vouloir est la traduction même de la vie tout entière, oui, je veux dire de toute la vie humaine, la raison y comprise, et les grattages de méninges. Et même si notre vie n’apparaît souvent pas très propre sous cet éclairage, elle est quand même la vie, et pas seulement une extraction de racine carrée.
Le narrateur des Carnets est le prototype de l’anti-héros cher à Dostoïevski. Il est, au-delà du personnage qui ressasse sa haine du monde et de soi, un ressort romanesque puissant. Il brise les antiennes narratives en faisant source du mal l’intimité avec celui qui parle et qui, sans cesse, nous émeut, nous agace, nous séduit, nous horrifie. Le narrateur des Carnets est, à sa manière, l’Autre du lecteur, dans le mouvement permanent d’attirance/répulsion qu’il exerce sur lui. Il est, en fin de compte, le genre humain dans son pathétique attachement à une vie et à un monde qu’il déteste en fait.
Car raconter, par exemple, de longs récits sur la façon dont j’ai gâché ma vie dans mon trou, la désagrégation morale, l’absence de milieu, la perte du vivant et ma méchanceté vaniteuse dans mon sous-sol, je vous jure, cela n’a pas d’intérêt ; le roman a besoin d’un héros et là, exprès, sont réunies toutes les caractéristiques d’un anti-héros et puis, surtout, cela fera une impression des plus désagréables, parce que nous avons tous perdu l’habitude de la vie, nous sommes tous plus ou moins boiteux. Nous en avons tellement perdu l’habitude, même, qu’il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers « la vie vivante », et c’est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu’on nous rappelle qu’elle existe. Car où en sommes-nous arrivés ?
Si le narrateur inquiète, dégoute, apitoie, c’est dans un mouvement de réflexion, au sens grammatical du terme. Rarement en littérature un narrateur n'aura été autant JE.
Léon-Marc Levy
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