Les Cahiers de Tinbad, Littérature/Art, Automne 2020 et Tolstoï vivant, André Suarès (par Philippe Chauché)
Les Cahiers de Tinbad, Littérature/Art, Automne 2020, 127 pages, 16 € Tolstoï vivant, André Suarès, octobre 2020, 178 pages, 18 €
« J’aime à penser que le monde que j’ai créé est une sorte de clé de voûte de l’univers ; que, si petite soit-elle, si on la retirait, l’univers s’effondrerait (William Faulkner, Entretien avec la Paris Review).
« Il ne faut surtout pas oublier que pour le poète des Sonnets l’amour a le pouvoir d’entendre avec les yeux (To hear with eyes belongs to love’s fine wit). Shakespeare dialogue avec son art, débat de sa poésie, commente son double métier de dramaturge et de poète (“mon nom a été marqué par le métier comme le sont les mains du teinturier”), (Claude Minière, Vents capricieux Shake-Speare).
S’il nous fallait retenir qu’un seul mot pour définir le contenu de la nouvelle livraison des Cahiers de Tinbad nous pourrions choisir : étourdissant, au sens de stupéfaction admirative. Admiratif des Sonnets de William Shakespeare et du regard que leur porte Claude Minière (1), saisissant ce qu’il y a de désir chez le poète dramaturge, ce don dans le chant, dans l’art de la composition poétique.
Olivier Rachet (2) se plonge ensuite, en quelques phrases ciselées, dans la comédie sexuelle du pouvoir, à l’œuvre dans les tragi-comédies de Shakespeare. Jacques Cauda (3) nous livre sa Fermeture au noir, inspirée du sonnet CXXIX, et Gilbert Bourson (4) clôt cette échappée shakespearienne, dédiée à Daniel Mesguich : Tous les plis du rideau de scène sont et furent les rôles qu’il joue, a joués ou qu’il jouera. Et les répliques sont assises devant lui, l’autre qu’il joue et joue contre joue c’est un rêve.
Autre écrin éblouissant de justesse, de rigueur, de force littéraire, de pertinence, la publication de l’entretien de 1956 de William Faulkner avec Jean Stern de la Paris Review, dans une nouvelle traduction de Guillaume Basquin, dont nous retiendrons ici sa définition d’une possible formule pour être un bon romancier : 99% de talent… 99% de discipline… 99% de travail… Ce qui pourrait être une belle définition d’une revue littéraire ! Et ce dixième opus des Cahiers de Tinbad poursuit ce travail, mêlant talent, et discipline, avec la publication d’une lettre d’Antoine de Saint-Exupéry – avant tout aviateur, et pas un gendelettre « classique » – Guillaume Basquin –, écrite le 30 juillet 1944, un jour avant de disparaître en mer au large de Marseille, abattu aux commandes de son avion, un Lockheed P-38 Lightning. Une lettre testament qui n’épargne personne : « On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour », « Il faut absolument parler aux hommes ». Une lettre où l’aviateur écrivain saisit l’effondrement, les déraisons, la décadence de son temps : Je hais mon époque de toutes mes forces.
Deux écrivains maudits, infréquentables, sont aussi au centre tellurique de la revue : Richard Millet et Gabriel Matzneff et deux livres qui en disent beaucoup de leurs auteurs, de la littérature et du réel romanesque guerrier et amoureux : La confession négative et Ivre du vin perdu.
Arnaud Le Vac, poète et éditeur de la revue Le Sac du semeur, poursuit sa fidèle lecture de Rimbaud, poésie qui invente un autre rythme, une autre prosodie, la langue de Rimbaud se fait son, elle résonne. Il est donc heureux de l’entendre en la lisant, de la lire en l’écoutant, sans perdre de vue et d’oreille qu’il y a au cœur de ces poèmes une vive et vivifiante critique poétique et politique, et un passage du connu vers l’inconnu, de nouveaux accords, de nouvelles grilles, de nouveaux sons, d’étranges et heureuses dissonances. Les Cahiers de Tinbad accomplissent ce même parcours, ces mêmes échappées de la langue, ces mêmes résonnances résonnées du style.
« Quel témoin incorruptible de l’âme, parfois, c’est le visage d’un homme ! La voici, désormais, cette figure inoubliable. Dans sa blouse de paysan, serrée d’une courroie à la ceinture, soit que Tolstoï, coiffé d’une casquette, fauche la moisson –, soit qu’il fasse tête nue le geste de prendre la parole –, son attitude et ses traits respirent une grandeur et une simplicité bibliques » (André Suarès, Tolstoï vivant).
C’est également, ce que nous pourrions écrire d’André Suarès (5), ce témoin incorruptible de l’âme et des Lettres, cette figure inoubliable, et ce grand styliste, à la langue incendiaire, et incarnée. Cet hommage lumineux à l’auteur de Anna Karénine et de La Guerre et la Paix, parut pour la première fois en février 1911 dans Les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, avant d’être repris en 1938 par Bernard Grasset dans un volume qui y associait deux autres grands vivants : Cervantès et Baudelaire. Guillaume Basquin a eu la très bonne idée de rééditer ce tombeau sublime. C’est par touches, par éclats de poudre d’or, que Suarès dresse le portrait en pied de Tolstoï, l’homme et l’écrivain, le chrétien et le solitaire absolu, Tolstoï qui a révélé la Russie à la Russie. Cette oraison pour Tolstoï est une œuvre unique, le chef d’œuvre inspiré et habité d’un compagnon du Tour de France de l’art littéraire.
« Vous étiez trop grand pour ne pas être pur, pour ne pas être vrai. Trop grand pour mentir. Elle a fleuri, maintenant, sur votre face, la joie surhumaine du sourire qui jamais ne s’éteint, comme une rose sur un berceau, le sourire des saints (André Suarès, Tolstoï vivant).
Philippe Chauché
(1) Claude Minière est notamment l’auteur de Pound caractère chinois, Encore cent ans pour Melville (Gallimard) et plus récemment Un coup de dés (Tinbad) : « Il (Blaise Pascal) s’est donné des règles : usage de la citation comme coup de fouet ; réglage du rire. Il coupe, il suspend, il reprend ».
(2) Sollers en peinture (Tinbad)
(3) écrivain, poète, éditeur, peintre, dessinateur, Jacques Cauda a publié pas moins de six livres l’an passé. « En somme, depuis, j’écris de la peinture et je dessine de l’écriture », L’atelier (Z4 Editions)
http://jacquescauda.canalblog.com/
(4) écrivain, poète et metteur en scène de théâtre
(5) Isaac Félix Suarès dit André Suarès, 1868-1948, obtient en 1935 le Grand prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre : essais, théâtre, récits de voyages notamment Le Voyage du condottiere, Croquis de Provence, Le portrait d’Ibsen, Visites à Pascal, Péguy et Goethe le grand européen.
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