Les buveurs de lune, Pierre Chazal
Les buveurs de lune, juin 2014, 480 pages, 19 €
Ecrivain(s): Pierre Chazal Edition: Alma Editeur
Fin 2011, Paris, période de fin de règne sarkozyste, début du roman.
Les vagues générationnelles se succèdent, de plus en plus rapprochées, jusqu’à se bousculer. Un jeune de dix-huit ans en 2011 n’a plus grand-chose à voir avec un jeune du même âge dix ans plus tôt.
Plusieurs générations ayant chacune une vision du monde, une réflexion politique, une pratique sociale, des habitudes alimentaires, une culture artistique, littéraire et musicale, totalement différentes, se côtoient, cohabitent, se rencontrent, ne se comprennent pas, n’ont plus de points communs, n’ont pas les mêmes codes vestimentaires, ni le même langage, ne savent donc plus communiquer entre elles, s’opposent, s’affrontent dans un Paris où chacune a ses quartiers, ses îlots, ses propres repères.
Le roman commence par un long prologue au cours duquel le narrateur, qui s’adresse au personnage principal, Balthazar Rigaud, 26 ans, à la deuxième personne, comme à « un ami, un frère », le lance à la recherche de son frère aîné, aimé, et passionnément admiré, son idole, Stan, musicien en fugue, à la dérive, en rupture de liens sociaux et familiaux, dans un surprenant périple à travers Paris, ses cafés, ses squares, ses places, ses stations, son métro, ses parcs, ses coins plus ou moins bien famés… La quête, stérile, se termine, pour Balthazar, en cellule de dégrisement. Il apprendra un peu plus tard que sa mère et son beau-père ont fait interner Stan.
Alors Balthazar, comme pour partager à distance le malheur de Stan, se punit en refusant toutes les occasions d’être heureux, au grand désespoir de sa mère.
Les gens comblés ne peuvent pas tout voir, et surtout pas les raisons qui en poussent d’autres à refuser les clés d’un bonheur trop facile. Car il y a en toi, muchacho, une fêlure, que tous les Fil de la terre ne sauront jamais déceler.
Balthazar, cultivant sa fêlure, hébergé la plupart du temps chez son copain Fil, revenu un peu forcé d’une mission humanitaire en Afrique, mène alors une vie chaotique, en pente descendante, erratique, tentant d’étouffer son mal-être, dû en partie à la souffrance que lui cause l’absence de son frère, sous l’alcool et la drogue, accumulant boire et déboires jusqu’à ce que, de façon classiquement romanesque, au fond du trou où il s’enfonce, le touche le rayon de la renaissance à soi.
C’est dans un bien étrange lieu de retraite (qui évoque la grotte utérine du Robinson de Michel Tournier) qu’il se refait une santé physique et mentale, pour renaître au monde au terme d’une réclusion totale de plusieurs semaines, peu après avoir fait la connaissance de la jeune lycéenne Sarah.
L’amour, toujours, donne un nouveau sens à l’existence. Et voici que les cercles sociaux, qui jusque-là s’ignorent, de l’adolescente représentative du XXIe siècle et du jeune homme type de la fin du XXe, se rencontrent, s’emmêlent et s’opposent, dans un nouveau cycle, cette fois partagé, de fiestas dont les règles, finalement, qu’on soit de cette génération-ci ou de celle-là, se rejoignent de façon concentrique sur un point essentiel, voire existentiel : la défonce.
En compagnie de Stan évadé de l’asile, de Stan retrouvé, de Stan flanqué de l’amoureuse Noémie, il faudra à Balthazar et Sarah une échappée bucolique, un séjour dans la maison rustique, perdue dans les Pyrénées, propriété des Rigaud, où les frères ont passé toutes leurs vacances en famille avant la mort de leur père et l’éclatement de la cellule familiale, pour que s’affirme leur amour et leur désir de s’intégrer ensemble, unis, dans les normes du contrat social en vigueur. Il faudra surtout que cette retraite en communauté soit tragiquement marquée par le drame fatidique qui délivrera définitivement Balthazar de l’emprise de Stan…
Entre le style volontairement « mode jeune » des dialogues et le lexique spécifique, réaliste du récit des virées dézinguées et des soirées défoncées, c’est souvent fort poétiquement que l’auteur insère ses commentaires, très critiques, sur l’état dans lequel se trouve, en 2011/2012, notre société, et sur les raisons qui pourraient expliquer les comportements déphasés, décalés, d’une partie de sa jeunesse.
La tour Eiffel, intriguée, a allongé son cou par-dessus les grilles, elle qui promène ses yeux comme une mante religieuse sur tous ces pucerons que Paris lui colle entre les pattes. Mais quant à sonder les cœurs, la vieille bonne femme a depuis longtemps renoncé à s’y essayer. Les chagrins d’amour des collégiennes, le spleen lycéen des enfants du siècle pataugeant dans la boue laissée par leurs parents, madame s’en cure le nez comme de ses premiers boulons…
Actualité thématique réaliste, audacieuse modernité linguistique, contemporanéité du contexte, prégnance de l’intrigue, maîtrise narrative, beauté du style, autant d’ingrédients qui font de cette œuvre un des grands romans de l’année 2014.
Patryck Froissart
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