Les Bonnes Gens, Laird Hunt (Par Léon-Marc Levy)
Les Bonnes Gens (Kind One), Laird Hunt, trad. américain, Anne-Laure Tissut, 241 pages, 7,80 €
Ecrivain(s): Laird Hunt Edition: Babel (Actes Sud)Ginny est partie de la maison de ses parents pour rejoindre le Paradis. Avec l’homme qui est venu pour l’épouser, Linus Lancaster. Et sa vie sera la connaissance, longue et terrible, de l’Enfer. Lentement, comme dans une descente progressive au fond d’un gouffre, Laird Hunt nous plonge dans une histoire de peine, de douleur et de mort. C’est par la mort d’une petite fille que commence le roman. Et c’est par la mort d’une vieille dame que s’achève le roman. Il n’y a pas de place pour la lumière, pour l’espoir. Le malheur semble tellement être un destin, que les gens le vivent comme inévitable. La mort d’un bébé est ordinaire et les parents semblent la recevoir comme une fatalité. Hunt ne laisse paraître aucune émotion lors de l’accident fatal. A peine dite, la blessure est plus acérée, plus profonde.
« Le bébé s’était fait mal en tombant et quand je la sortis du puits elle était morte. Je la donnai à ma femme puis allai m’appuyer contre le flanc de la maison. Le bois était tout chaud du soleil de l’après-midi. Au-dessous du niveau de mon torse, tout était dégoulinant. Je savais que notre fille dégoulinait aussi. Elle s’était cogné la tête en tombant et avait une marque en forme de croissant au-dessus du sourcil. En me retournant, je vis que ma femme n’avait pas bougé. J’apercevais la jambe de ma fille, la peau toute tendre au-dessus de la petite bottine mouillée. Nous l’enterrâmes à côté du ruisseau ».
L’espoir semble ne pas être de ce monde, réservé peut-être aux riches, aux lettrés, aux élus ; interdit pour toujours en tout cas aux pauvres habitants d’une pauvre ferme du Kentucky, qui n’en rêvent même pas.
C’est l’espoir pourtant qui a fait que la très jeune Ginny ait quitté la maison familiale pour aller dans le Kentucky, au Paradis, la superbe propriété de Lancaster, avec maison de maître, vastes terres généreuses, esclaves nombreux. C’est ce que Lancaster lui a « vendu » pour la décider, elle et ses parents. A l’arrivée, une bicoque pourrie, des champs de boue stériles, et quelques malheureux esclaves, Cleome et Zinnia, Ulysse et Horace, Alcofibras. Lancaster est plus qu’un menteur, un mythomane qui croit à ses illusions. Certes le Paradis n’est pas « encore » là mais il ne saurait tarder, il va faire ce qu’il faut pour le bâtir. Et c’est l’enfer qu’il va bâtir, jour après jour, nuit après nuit, dans un cynisme et une cruauté qui dépasse toute horreur.
Violence, perversité, paresse crasse, c’est le Diable en personne qui va transformer la vie de Ginny en cauchemar.
Ginny raconte son histoire. Elle est vieille à présent. « Jadis j’ai vécu en un lieu peuplé de démons ». Dans le Kentucky, avec Lancaster. On l’appelait alors Scary Sue parce qu’elle avait une cicatrice toujours enflammée à la cheville (Scare = cicatrice), l’endroit où Linus lui met les fers pour l’attacher au lit. Le Mal circule. Il va traverser un à un les quatre damnés du Paradis. Ginny intègre l’enfer, s’empare du mal, apprend à l’aimer, à le prolonger, à le distribuer. Une cicatrice ne lui suffit pas.
« … dès qu’elle commençait à se résorber, je lui donnais un ou deux autres coups bien cinglants. Il m’avait surprise à la tâche par un samedi ensoleillé peu après mon arrivée. Était resté là à me regarder laisser couler le sang dans ma chaussette. Souiller les draps. Nourrir le plancher. Goutter le long des tunnels. Gagner les sous-sols du Kentucky. Parler aux vers ».
L’Enfer est peuplé d’animaux immondes. Chez Lancaster, ce sont les porcs qu’il élève et que, peu à peu, il laisse aller en liberté dans la boue et dans la maison. Des porcs répugnants de saleté et qui deviennent progressivement sauvages, agressifs, dangereux. Du porc, il y en a partout : dehors, dedans, dans les assiettes et dans les ventres. Leurs couinements permanents, surtout lors de leur abattage, composent une musique ignoble qui accompagnent la vie des trois femmes. Les cris aigus des démons qui envahissent l’air et rappellent à chacun, en permanence, sa damnation.
« Les porcs faisaient un bruit quand on leur dérobait la vie, et ce bruit est demeuré avec moi dans un coin de ma tête. Un porc est un animal sensible. Il sait ce que vous lui faites et il sait pourquoi. Un porc sait observer. Il a vu ce qu’on a fait à ses camarades : il les a vus pendus au soleil pour qu’ils sèchent. Il a mangé les restes de ses frères dans sa pâtée. Un porc vous dira tout net que vous venez à lui sur les ordres de l’enfer et que vous retournerez en enfer, et que, avec vos poches pleines de porc séché, l’estomac plein de couenne grillée, ce sera bien douillet ».
Et aux porcs se mêlent d’autres animaux, comme dans un tableau de Bosch ou de Goya, dans une danse infernale. « Les porcs aimaient à descendre depuis le bois pour y étendre leurs énormes carcasses, rouler et batifoler telles des créatures à nageoires sur quelque plage noire aux franges de l’Enfer ».
« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon cœur le vampire,
– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire ! »
A la manière de l’Héautontimorouménos de Baudelaire, les victimes se font bourreaux et c’est un vertige effrayant dans la construction du roman. Ginny bourreau des deux petites esclaves : elle les fouette, les maltraite, les torture, comme un exutoire de son propre martyre.
Le mal est contagieux, l’obscurité se répand nous dit Hunt. C’est la force du Diable que d’être en tous. Et, inéluctablement, Cleome et Zinnia deviendront tortionnaires, impitoyables.
Plongée au fond du gouffre de la misère et de la douleur, ce roman est d’une beauté noire stupéfiante.
Léon-Marc Levy
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