Les bateaux de papier, Florence Ride
Les bateaux de papier, éd. Unicité, juin 2016, 143 pages, 15 €
Ecrivain(s): Florence Ride
« La manière de s’alimenter chez les Bellokalos était aussi quelque chose de particulier. Ismène, que son imagination créatrice, son égoïsme innocent et sa paresse rendaient en dehors des réalités, ne touchait jamais un objet ménager. La seule fois où Irène l’avait vue avec une pile d’assiettes entre les mains, elle était assise près du vide-ordures et avait trouvé moins fatiguant de jeter la vaisselle plutôt que de la faire (…) Chez les Bellokalos, on s’alimentait par phase. En effet, pendant une période qui variait d’environ six mois à un an, on mangeait immanquablement, trois fois par jour et à profusion, un plat prépondérant qui s’ajoutait aux nutriments de base d’une alimentation tout juste équilibrée. Quand on quittait une phase, il n’était même plus question d’entendre parler de l’aliment dont on venait de se repaître des mois durant. Ainsi, quelle ne fut pas la surprise du mari d’Irène quand, après avoir vu son beau-père se nourrir presque exclusivement de yaourt avec une adoration outrée, il en avait timidement demandé un petit pot pour le dessert, ce à quoi Dzimis, roulant les r, lui avait répondu d’une voix sévère, sur un ton péremptoire, menaçant, dit comme une vérité tragique et incontournable : yaourrrt, saleté ! ».
Paris, 1930. Athènes, 1940. Halandri. Irène, Dzimis, Ismène, Yvonne, Cléopâtre, Nona et d’autres visages liés en noir et blanc. Entre les lignes, nulle frontière. La mer en bleu et blanc. Les doux instants d’une famille et puis la guerre. Les souvenirs transmis dans les maisons et les légendes lézardées qu’elles entretiennent. Toutes ces choses qu’il faut classer, vider, voire vendre, quand l’être cher décède. Paris aujourd’hui, Irène remonte les allées du Père Lachaise, remonter le temps, pas tout à fait, pas si facile, Irène a oublié l’allée, T ou U. Irène se perd dans le columbarium.
Ainsi naissent « Les bateaux de papier ». Les jeux d’enfants. Irène a deux ans en 1940.
« On mangeait mal ou peu, mais on mangeait quand même, on vivait dans la douceur d’un climat pastel et prometteur ».
« Habillée d’une petite robe en percale blanche avec des manches ballons et un col Claudine », Irène toute droite regarde sa mère Yvonne qui elle, sans doute éblouie par la lumière blanche d’un mois d’août à Halandri tout près d’Athènes, baisse la tête, la penche légèrement sur la droite, plisse les yeux vers l’auteur de la photographie.
J’ai vibré avec eux. Je c’est vous qui entrerez dans ces pages, d’abord sur la pointe des pieds, très vite le cœur pris entre les murs des appartements, Paris, Vincennes, entre les pages de l’album dont vous ne verrez aucune photographie hormis les deux en couverture. Dans les mots les images. Elles s’ancrent dans ma tête, j’ai les contours des visages, les silhouettes dans l’encadrement de la porte, les ombres des corps, les décors et les vêtements. J’ai peur comme eux. Je pars avec eux.
L’exil sur sa propre terre. La Grèce. Les lumières en noir et blanc. La maison surtout, je m’y suis refugiée moi aussi, dans la cuisine, j’ai vu Yvonne préparer le café, la musique de l’orge grillée, j’ai perçu l’odeur du vent sur la terrasse, les clartés sèches de l’été, là-bas l’effroi, les fauteuils en rotin et le moelleux des coussins même en temps de guerre. Créer en tout lieu de la poésie, faire de la vie une poésie. Je me suis assise avec eux, les membres de cette famille singulière qui nourrit en son sein le raffinement, la beauté, l’espoir toujours et l’amour. Parce qu’il le faut.
Quant au reste du monde, c’est une place, c’est un café, le Kafénéion, où les hommes déposent leurs vestes et leurs blessures. Défaits, ils refondent le monde. Je les ai aimés. Les hommes et les femmes y sont magnifiques. Ils sont entiers, ils ont cette intelligence du cœur incorruptible, ils se tiennent. Yvonne, Ismène, Nora, Cléopâtre. Dzimis, le père d’Irène.
Irène grandit, Irène est la seule enfant. Elle s’étire, sur la pointe des pieds elle joue à la marelle, elle sautille. Grandir pour atteindre le monde des adultes. Elle joue dans le jardin avec les soldats allemands. Elle rit toujours et les fait rire. Elle est belle.
Je me suis assise à leur table, j’ai été leur invitée, passant ma main sur la nappe pour en retenir la texture, là toute la force de la lecture, j’ai ri du même rire, j’ai admiré les peintures d’Ismène, j’ai fait mienne leur devise et leur façon d’être au monde. J’ai habité le livre, je l’ai relu, celui-ci je l’ai gardé, j’ai dit au monde entier à quel point j’ai été émue. J’ai pris le bus 61, je suis allée au Père Lachaise et bien sûr je n’ai rien trouvé. Ni plaque, ni Dzimis, ni les autres.
J’ai suivi Irène au Père Lachaise, sa démarche souple et sa fantaisie, sa grâce et sa mélancolie, ses traces dans l’allée mais laquelle. Je me suis recueillie. Je me suis perdue mais je n’ai rien oublié du parfum des pages de ce livre.
Sandrine Ferron-Veillard
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