Les bas-fonds du rêve, Juan Carlos Onetti
Les bas-fonds du rêve, (Tan triste como ella y otros cuentos para una tumba sin nombre), 1981, traduit de l’espagnol uruguayen par Laure Bataillon, Abel Gerschenfeld et Claude Couffon
Ecrivain(s): Juan Carlos Onetti Edition: GallimardQu’est-ce qu’une histoire ?
A quel moment du récit commence « la véritable histoire » ?
Quel est le degré de réalité des faits rapportés ? Quelle est la part d’authenticité des lieux de l’action ? Quelle certitude peut avoir le narrateur par rapport au déroulement et à la place des différents « temps » de la narration ? Que sait l’auteur des protagonistes qu’il met en scène ? Quel est le « vrai roman » dans l’infinie possibilité des variantes dans lesquelles s’égare le narrateur principal, ou dans lesquelles des narrateurs secondaires entraînent le lecteur et le narrateur principal lui-même ?
Voilà une partie des questions que pose, que se pose l’auteur des nouvelles de ce recueil, dont l’écriture est fondée sur l’infinité du champ des possibles narratifs.
Au centre de chaque mensonge, il y avait la femme, chaque histoire était elle…
Treize récits de Juan Carlos Onetti se succèdent dans ce livre sombrement étincelant sous le titre éponyme de la seconde d’entre elles.
Dans Santa Maria, ville brumeuse, imaginaire, archétype des villes tropicales d’Amérique Latine, sorte de non-lieu qui, paradoxalement, paraît familier au lecteur, passent, repassent, disparaissent, reviennent des personnages dont le narrateur, en observateur extérieur, retrace, ou suppose, ou invente l’histoire, les trajectoires probables ou potentielles, à partir d’éléments dont il est le témoin ou de fragments qui lui sont rapportés.
Je la vis depuis les hauteurs gazonnées de la promenade ; la silhouette grandissait à l’autre bout de la jetée, à mesure qu’elle avançait vers la brume de l’eau, sa valise et son manteau d’hiver tantôt apparaissant, tantôt se confondant avec le fond…
Autant sont flous ces acteurs de vies fragmentées, autant sont décalés leurs actes et leurs destins, autant est souvent, volontairement, erratique le dessein de l’auteur, qui affiche une volonté délibérée de sortir des schémas littéraires habituels.
Le narrateur se mêle aux personnages, les fréquente régulièrement, dans des lieux louches, ou les croise de manière épisodique, partage, dans l’une ou l’autre nouvelle, plus ou moins intimement leur itinéraire dans les méandres nauséeux, dans les « bas-fonds » d’une société viciée.
Ainsi, dans la nouvelle intitulée A une tombe anonyme, il se retrouve, par hasard, impliqué dans une histoire qui commence par l’enterrement d’une jeune femme, Rita :
J’ai commencé à y être mêlé, ironique et désinvolte, sans même m’en douter lorsque le commis de Miramonte vint s’asseoir à ma table de l’Universal ; il s’excusa et me parla du foie de sa belle-mère…
Alors commence la reconstitution de la vie de Rita, morcelée, jalonnée d’hypothèses, de témoignages contradictoires, d’épisodes supputés, confirmés puis infirmés : seul élément présenté comme certain : Rita avait pour compagnon un bouc, dont le statut varie au cours du récit : animal de compagnie, attraction pour les passants auprès de qui Rita mendie, amant particulier en couple avec la jeune fille, ou partenaire actif dans un vicieux ménage à trois…
Les dits, les faits, les situations s’enchevêtrent, se superposent, se brouillent, s’annihilent, jusqu’au moment où de nouveaux témoins insinuent que la morte enterrée au début de la nouvelle ne serait pas Rita, ce qui revient à renier tout le cours du récit…
Et quand se furent écoulés suffisamment de jours de réflexion pour que je me mette aussi à douter de l’existence du bouc, j’ai écrit en quelques nuits cette histoire…
Les adjectifs « ironique et désinvolte », cités ci-dessus, résument l’attitude de l’auteur-narrateur par rapport à cette mise en écrit d’une suite de rêves débridés : tout cela, finalement, ce sont des histoires…
Le fait est que ces histoires sont de celles qui font la grande littérature.
Patryck Froissart
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