Les aventures d’Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll (par Yasmina Mahdi)
Les aventures d’Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, Grasset Jeunesse, octobre 2023, trad. Henri Parisot, ill. Nicole Claveloux, 92 pages, 25 €
Edition: Grasset
Ici, il n’arrive jamais rien. Jamais, il n’y eut un lieu pareil pour ne point faire se produire les choses.
Où se produisent donc les choses ? Allons au pays des merveilles, là où le « sommeil a son monde à lui » et qui est « parfois aussi vrai que l’autre ».
Lewis Carroll, Journal, 9 février 1856.
Alice au pays de Nicole Claveloux
Nicole Claveloux (illustratrice née en 1940, plusieurs fois récompensée, Prix Fauve d’honneur et Artemisia du matrimoine) a magnifiquement illustré ce grand classique de Lewis Carroll (1832-1898), Les aventures d’Alice au pays des merveilles.
L’œuvre a donné naissance à toute une industrie – des films (Disney, 1951, Tim Burton, 2010) aux manèges de parcs à thème en passant par des produits tels qu’un costume d’Alice « mignonne et insolente (jupon et bas non inclus) ». Ce bel album-jeunesse réédité dans la traduction d’origine d’Henri Parisot, au format de 28,5 x 25,5 cm, est servi par un texte à la graphie élégante de couleur doré mat, en accord avec les dessins de l’illustratrice, fouillés et complets, aux ombres portées denses. Des artistes célèbres dont Arthur Rackham, John Tenniel, Mabel Lucie Attwell, etc., ont illustré ce conte qui a été l’objet de multiples interprétations. Outre les nombreuses parodies de la culture populaire victorienne, les lectures psychanalytiques, et comme Carroll était mathématicien à Christ Church, il a été suggéré qu’il s’y trouvait beaucoup de références et de concepts mathématiques.
Alice, enfant de l’ère victorienne, est-elle censée représenter la petite fille idéale ? Tour à tour, Alice est confrontée à la chute (terrifiante), l’absence de gravitation, un lapin blanc qui se lance dans des courses incessantes, à des échelles de valeurs inversées, des situations loufoques, des aliments magiques et des bêtes douées de parole. Le parcours d’Alice semble assimilé à une épreuve magique parsemée d’énigmes à déchiffrer (initiation maçonnique ?). Les ingrédients, les objets, les définitions, le langage codé qu’évoque la fillette sont délicieux, appartenant au répertoire du 19ème siècle… Tout passe par la vue chez Alice, elle voit, et voyant entend et constate en philosophe. Petite fille solitaire, elle se parle à elle-même. Il s’agit de la question du sujet : « qui suis-je ? », de l’apprentissage du sujet-fille et de sa mutation. Dans le pays des merveilles, la norme disparaît pour laisser place à un autre royaume que celui de l’Angleterre, régi par d’autres lois et différents us et coutumes – une caricature du Royaume-Uni ? Alice développe dans ce pays fantasmagorique des dons surhumains : elle grandit ou rapetisse, traverse des rivières, vole, plane et chute ! Les jeux de mots, les devinettes et les lapsus fusent lors de dialogues surréels. L’absurde le dispute à l’étrange et à la démesure. Alice dans ses péripéties, rencontre des êtres difformes, inquiétants. Les personnages s’agitent dans un profond désordre, sens dessus dessous, l’exacte antithèse de la rigidité victorienne.
Nicole Claveloux, telle Alice fuyant « la terne réalité », rejoint le monde sans hiérarchie de l’enfance. Labyrinthique, métamorphique, en poupées russes, des planches-séquences des protagonistes du rêve d’Alice, complètent le récit enchanteur de Lewis Carroll. Le visage de la fillette émerge des formes convexes, concaves, rectangulaires, de cet espace onirique. Quand Alice reprend sa taille normale, elle est vêtue d’un jupon empesé, en corolle, telle une fleur. Des couleurs tendres de verts, de bleus avoisinent l’orange, le rose, le mauve et le jaune en touches légères. Le rendu de chaque détail est minutieux, les scènes sont saisies dans un mode de représentation de perspective parallèle. Un bestiaire fabuleux, des animaux familiers, des duplications de tasses à thé, de chapeaux, des séries d’objets usuels, s’inscrivent dans le style du Pop art, composé de symboles populaires qui marquent l’inconscient dès l’enfance. Également, le langage pictural de Nicole Claveloux s’apparente aux allégories fantastiques et complexes des compositions de personnages et d’animaux hybrides de Jérôme Bosch, tant par les « diableries » que les chimères.
Un loir dort dans une tasse à thé, des petits cochons en col de dentelle magenta dansent autour d’un cadre-paysage, des homards esquivent un quadrille devant une vague à la Hokusai, des hippocampes forment des chiffres, un défilé de flamants roses sur fond jaune d’or domine Alice en grande conversation avec un immense hérisson, des fleurs ouvrent leurs pistils et des insectes papillonnent, les cartes folles tirent la langue, et c’est tout bonnement merveilleux.
Pour tout public.
Yasmina Mahdi
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