Les Avant-Gardes Artistiques (1848-1918), Béatrice Joyeux-Prunel
Les Avant-Gardes Artistiques (1848-1918) Une Histoire Transnationale, Gallimard Folio Histoire, janvier 2016, 976 pages + 16 pages hors texte, 9,70 €
Ecrivain(s): Béatrice Joyeux-Prunel Edition: Folio (Gallimard)
Selon le site internet de l’Ecole Normale Supérieure, Béatrice Joyeux-Prunel est maître de conférences en histoire de l’art contemporain, avec comme spécialité l’histoire et la sociologie historique des avant-gardes (XIXe-XXe siècles), l’internationalisation artistique et l’histoire globale des arts, les transferts artistiques et culturels, les approches quantitatives en histoire de l’art, la géographie et la cartographie artistiques. Toutes ces caractéristiques et spécialisations sont mises en œuvre dans ce qui est d’ores et déjà une synthèse indispensable, son second livre publié (après Nul n’est Prophète en son Pays ? l’Internationalisation de la Peinture des Avant-Gardes Parisiennes, 1855-1914), Les Avant-Gardes Artistiques 1848-1918 : Une Histoire Transnationale. Cet ouvrage, fort d’environ un millier de pages, ressemble fort à ce qui se fera de mieux sur le sujet pour quelques années encore.
L’originalité de Joyeux-Prunel, dans un ouvrage où il est question d’histoire de l’art, tient en ce qu’elle se place directement sous le signe de Pierre Bourdieu et propose avant tout une sociologie des arts. D’un autre côté, signalons, par honnêteté intellectuelle, que l’auteur dépasse le maître sur un point essentiel au moins : la façon dont les avant-gardes des années 1870 purent survivre sans soutien financier (peu de rentiers, pas de marchands intéressés), arrivant à cette conclusion : « les avant-gardes picturales, hommes de lettres aidant, reprirent les histoires de misère et de folie comme des cas exemplaires d’authenticité ». Mais cela n’est qu’un point parmi d’autres où Joyeux-Prunel démontre la puissance et la rigueur de son travail d’analyse historique, ne cédant jamais aux clichés, aux idées préconçues ou, pire encore, aux légendes, dorées ou non, dont on peut farcir la tête des amateurs de peinture peu éclairés, in fine, par un ou deux cours d’histoire de l’art plus ou moins bien suivis il y a des années de ça.
Les Avant-Gardes Artistiques 1848-1918 est un passionnant essai basé sur une prémisse claire énoncée par l’auteur dans son avant-propos : « Je soutiens que le jeu des avant-gardes fut toujours géopolitique, jouant d’un lieu contre l’autre, d’une réception contre l’autre, d’une tradition contre l’autre, pour s’imposer comme novatrices et se faire reconnaître par les marchands, la presse, les amateurs, puis par l’Histoire. L’art, les œuvres parlent souvent de ce jeu géopolitique, qu’il relève d’une stratégie consciente ou inconsciente. […] J’assume d’avance ce qui est souvent perçu, chez les historiens de l’art, comme un travers : un artiste ne crée pas seulement pour créer, son œuvre constitue une prise de position dans un espace social concret. Ce que l’on nomme “nécessité intérieure” peut comporter des éléments que l’on nommerait matérialistes ». Par ailleurs, Joyeux-Prunel elle-même souligne les dangers de la méthode, « produire une continuité insensible aux hasards, aux idées subites, aux aléas de la réalité de l’époque » et d’affirmer que des doutes la taraudent toujours au moment de rédiger son avant-propos – à ceci près que cette « continuité insensible », pour autant qu’elle existe, n’est pas visible dans son essai.
Le sujet sur lequel écrit Joyeux-Prunel est rebattu : « les avant-gardes considérées comme les exemples paradigmatiques du refus de la norme et de l’affirmation de l’exception », à ceci près qu’elle choisit donc un biais original, celui des artistes en tant qu’ils forment un groupe social et surtout en tant qu’ils évoluent dans la société, liant leur sort à la politique ainsi qu’à l’évolution des marchés. Un exemple frappant ? A la légende noire d’un Vincent Van Gogh artiste maudit et incompris, elle substitue une histoire beaucoup plus simple, et finalement plausible, où il est question d’un marché saturé d’œuvres où il n’y avait pas de place pour celles d’un peintre reclus dans le Sud de la France. Bien sûr, c’est bien plus nuancé et mieux expliqué dans Les Avant-Gardes 1848-1918, ouvrage faisant avant tout œuvre historique, et comme tout ouvrage de ce type, parce que c’est le propre de tout historien dès qu’il pose le regard sur une époque, procédant à quelques révisions plutôt bienvenues et raisonnées. C’est que Joyeux-Prunel navigue avec élégance entre Charybde et Scylla, évitant les écueils du tout-critique et de l’hagiographie ; à vrai dire, elle évite même de poser une quelconque opinion : de la lecture de cet ouvrage, on pourrait même déduire que les tableaux de Monet, Pissarro, Vallotton ou Dix lui sont tout à fait indifférents, tant elle est parvenue à conserver le ton neutre adéquat à son sujet. A ceci près que ce n’est évidemment pas le cas : on ne peut acquérir une connaissance aussi intime d’un sujet sans éprouver pour lui une quelconque passion – mais celle-ci a été tenue à saine distance.
Cela donne entre autres quelques beaux exercices d’ekphrasis, art auquel Joyeux-Prunel excelle, mais surtout des faits, rien que des faits, qui vont de l’opposition théorique entre un Monet et un Pissarro quant à la question financière (avec à la clé cette grande question : « en trouvant l’indépendance financière, [sacrifie-t-on] son indépendance artistique ? ») à une vision de dada comme destructeur de la notion même d’avant-gardisme. Entre les deux, c’est à une histoire de l’art envisagé comme partie de la sociologie et de la géopolitique que convie l’auteur, où sont évoqués aussi bien la rhétorique du refus que le rôle des revues ; où s’explique l’apparition « dans les années 1880 en Belgique [d’]une idée nouvelle d’art social » par le fait que « la charge politique du réalisme [s’est] épuisée » à l’époque ; où la découverte de l’art primitif et ses conséquences sont à mettre en rapport avec le « rejet d’une époque ultracivilisée et de l’art qui en était l’expression » ; où l’on apprend que tel peintre postimpressionniste, Delaunay, partage son œuvre en deux parties bien distinctes selon qu’il destine tel tableau à Paris ou à Londres ; où sont mises en évidence la collusion, à un moment donné, entre cubisme et nationalisme, et l’utilisation qui put être faite de l’art comme arme de propagande durant la Première Guerre mondiale ; où l’on s’aperçoit que l’objectif de Kandinsky était entre autres de « constituer une synthèse des deux grandes lignes de la scène européenne, expressive (expressionnisme allemand, fauvisme : attaque de la réalité visible) et cubiste ou orphique (orientation géométrique et constructive) ». On pourrait continuer de la sorte à lister et citer des informations précieuses sur les avant-gardes, leur corrélation entre elles et avec le marché et/ou la situation politique de leur pays. En effet, concernant ce dernier point, Joyeux-Prunel tient toutes ses promesses, et entraîne le lecteur à travers l’Europe, d’Ouest en Est, du Nord au Sud, et aux Etats-Unis, au fil d’une chronologie précise qui sert de fil directeur à l’ensemble de l’essai, pour observer comment s’y développent les avant-gardes en divers endroits et comment celles-ci interagissent les unes avec les autres, au fil des voyages, des expositions, des créations de revues, etc. De même, sont mises en exergue les différentes stratégies employées par les diverses avant-gardes pour exister, arrivant à cet apparent oxymore d’une « tradition avant-gardiste ».
Cet essai, d’une lisibilité exemplaire pour qui possède quand même quelques notions d’histoire de l’art, est illustré d’un mince cahier de reproductions de tableaux ; à l’ère d’internet, le lecteur curieux peut aisément voir quasi tous les tableaux et sculptures mentionnés sans trop de difficultés. Quant au lecteur curieux, tenté de développer tel ou tel aspect abordé par Joyeux-Prunel, il peut se reporter à la riche (plus de cent pages) bibliographie, dans laquelle on trouvera deux romans à lire sur le sujet des avant-gardes fin du XIXe siècle : Manette Salmon des frères Goncourt et L’œuvre d’Emile Zola. Mais cela est encore une autre histoire, à écrire, même si Joyeux-Prunel propose ici quelques pistes plus qu’intéressantes : celle du rapport entre littérature et avant-gardes artistiques, dans la même perspective sociologique. Ce devrait être une lecture au moins aussi passionnante que celle des Avant-Gardes Artistiques 1848-1918.
Didier Smal
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