Les Argonautiques, Apollonios de Rhodes (par Gilles Banderier)
Les Argonautiques, Apollonios de Rhodes, 2019, trad. grec ancien, Francis Vian, Émile Delage, préface Glenn W. Most, 348 pages, 21 €
Edition: Les Belles Lettres
Était-il raisonnable d’écrire une épopée quand on venait après Homère ? La question peut être posée autrement : est-il raisonnable d’écrire un roman après Proust ? Était-il raisonnable de composer de la poésie sous le magistère écrasant et tyrannique de Victor Hugo ? Baudelaire l’a pourtant fait, en s’emparant d’une des rares formes poétiques que l’exilé de Guernesey n’avait pas illustrées : le sonnet. Apollonios de Rhodes, né en 295 avant Jésus-Christ, s’est-il posé semblable question ? Nous l’ignorons. En tant que Grec lettré – et de surcroît directeur de la bibliothèque d’Alexandrie – il connaissait naturellement les épopées homériques. Mais le goût littéraire avait changé – on n’ose écrire évolué – et Homère finit par paraître rébarbatif, brutal, aux yeux des Alexandrins érudits et raffinés. Apollonios choisit donc un épisode de la mythologie grecque qu’Homère avait délaissé : la quête de la Toison d’or, sur laquelle il composa une épopée en quatre livres. Le public alexandrin de son époque se trouvait dans le même état d’esprit que les Français du Grand Siècle lorsqu’ils allaient voir Corneille, Racine ou les autres dramaturges : ce n’était pas la nouveauté ou l’originalité du sujet qui leur importait, mais la manière dont il était traité (si génial que soit le réalisateur, tout le monde sait comment se terminera un film sur le Titanic).
Le travail d’Apollonios était conforme à ce que son public attendait : érudit, virtuose, drôle parfois – ainsi lorsque Jason et ses compagnons débarquent à Lemnos, où les femmes ont massacré la population masculine et en éprouvent une nostalgie qui est avant tout physique. L’arrivée des guerriers en route pour conquérir le trésor provoque donc un émoi considérable, qu’Apollonios évoque avec la pudeur de mise, mais qu’il évoque quand même. Les Argonautiquesfurent suffisamment célèbres pour échapper au premier naufrage de la culture antique. Virgile les avait lus. Dans toute épopée antique, il y a des « scènes à faire », ainsi la description minutieuse d’un objet, l’ekphrasis (le bouclier d’Achille dans l’Iliade ; ici le manteau de Jason). Le voyage du héros donne l’occasion d’observations qu’on peut qualifier d’ethnographiques, ainsi lorsqu’il arrive chez les Tibarènes (où ce sont les hommes qui gardent le lit après un accouchement) et les Mossynèques, où la dialectique public/privé se présente de manière inversée : « Tout ce qu’il est d’usage de faire ouvertement, en public ou sur la grand-place, ils l’accomplissent dans leurs maisons ; tout ce que nous faisons dans nos demeures, ils l’accomplissent dehors, en pleine rue, sans s’exposer au blâme » (p.126).
Compte tenu de l’effondrement des études classiques en France comme dans l’ensemble des pays d’Occident, l’épopée d’Apollonios de Rhodes a fini par paraître aussi étrange, aussi dépaysante, qu’une épopée africaine ou tibétaine. Une fois surmontée cette impression de dépaysement – qui, pour nombre de contemporains, ne sera pas une impression – l’œuvre se lit avec agrément.
Gilles Banderier
Apollonios de Rhodes (vers 295 – vers 215 avant Jésus-Christ) est un poète épique grec, directeur de la bibliothèque d’Alexandrie.
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