Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer (par Patryck Froissart)
Les 3 noms d’Esther, Isabelle Fiemeyer, 120 pages, 16 €
Edition: Editions Maurice NadeauLe long monologue post mortem, dégoulinant de souffrance et de haine de soi, des autres et du monde, émis par une jeune femme qui raconte à la première personne son douloureux parcours existentiel depuis sa naissance non désirée par sa mère jusqu’à son internement en asile d’aliénés à la demande expresse de sa famille. Dépassant le classique dédoublement de personnalité, Gudrun, la narratrice, se « détriple » en Blandine d’une part, en Esther d’autre part.
Gudrun, Esther, Blandine sont les trois prénoms reçus à la naissance, trois noms que la narratrice va incarner à tour de rôle, littéralement, chacune jouant son propre rôle singulier dans le cours chaotique d’une existence tri-personnelle, et dans la profusion en apparence incohérente d’un poignant discours narratif.
Les parents de Gudrun Kortekamp et de son frère Friedrich, propriétaires terriens allemands, au lendemain de la première guerre mondiale quittent leur pays par crainte de l’instauration du socialisme avec l’espoir de trouver meilleure fortune aux Etats-Unis où ils rachètent des terres. Lorsque le nazisme s’installe au pouvoir, enthousiasmés par la perspective du triomphe universel du troisième Reich millénaire, ils rentrent, reprennent leur ancienne propriété, et manifestent ouvertement leur adhésion à la montée totalitaire et génocidaire du pangermanisme.
Avant et pendant l’exode initial sont mort-nées deux filles alors que les Kortekamp espéraient un fils, puis est venu enfin en Amérique l’enfant mâle tant désiré, Friedrich, sur qui repose la pesante certitude de la perpétuation du nom et du domaine. Gudrun naît deux années plus tard, alors qu’on souhaitait avoir un deuxième garçon.
La réimplantation des Kortekamp en Allemagne est vécue douloureusement par les deux enfants, qui, nés américains, ne parlant pas l’allemand, ressentent comme un déracinement cette installation forcée dans un pays où ils se considèrent et sont considérés comme étrangers. Est-ce cette blessure d’un exil les rendant « différents » de leur entourage qui génère entre le frère et la sœur, renfermés dans leur bulle d’étrangeté, une intimité et des sentiments dépassant les limites conventionnelles de l’affection fraternelle ?
Le jeu narratif situe subtilement Esther par rapport à Gudrun tantôt comme personne extérieure, comme personnage de récit mis à distance par l’usage de la troisième personne, tantôt comme interlocutrice directe, comme si le monologue était interrompu, sans avertissement, par un soudain dialogue in praesentia avec l’emploi de la deuxième personne (tu, toi). Ces passages récurrents du récit au faux dialogue, toujours impromptus, abrupts, dans le flux continu de ce qui reste néanmoins un soliloque, expriment de façon saisissante la dépersonnalisation, dans laquelle vient s’interposer, toujours inopinément, la tierce Blandine, en personnage pivot ou en figure d’opposition.
Le procédé littéraire est par ailleurs repris de manière similaire, par brusques changements de personne verbale, lorsque la narratrice à tel endroit s’adresse directement à Friedrich, à la mère, et au père, et à tel autre les met en distanciation et les « raconte ». Cette effusion ininterrompue de la parole narrative, caractéristique de certaines pathologies mentales, rendue sciemment, magistralement par Isabelle Fiemeyer, correspond bien à ce qu’en dit Emmanuel Mounier dans son Traité du caractère (Le Seuil, 1946) : On a bien nommé « fuite des idées » cette diversion perpétuelle du flux psychique, et logorrhée l’écoulement désordonné et entrecoupé des paroles qui l’accompagnent.
La symbolique des trois prénoms est intéressante. Blandine la martyre chrétienne que ses juges ont arrêtée sous accusation initiale d’inceste, Esther, la Juive, la déportée à Babylone, l’astre qui brille dans la nuit, Gudrun, la sorcellerie au service du combat, avec la connotation jaillissant de la proximité phonique du français « goudron » : les trois noms évoquent la lutte générale de la lumière contre les ténèbres enveloppant la période trouble du nazisme et de la Shoah, sous le signe particulier d’une malédiction familiale se transmettant de génération en génération et se traduisant par la récurrence de la mort violente du fils aîné en pleine adolescence.
Ce qui, en définitive, ressort le plus est l’exécration que porte Esther-Blandine-Gudrun à ses géniteurs, et, à travers eux, à cette catégorie d’Allemands complices consentants, qu’ils fussent passifs ou acteurs de l’horrible entreprise criminelle hitlérienne, se présentant comme bons parents, bons citoyens, bons patriotes, et bons chrétiens :
« Chrétiens, parlons-en, vous qui n’avez jamais rien compris à l’amour vrai, à la compassion vraie, vous qui avez permis tout ce désastre, qui nous avez appelées Esther et Blandine, Blandine et Esther, sororités affreuses, comme si les deux noms étaient interchangeables, mais de qui vous moquez-vous, Esther pour vous sauver tous, Blandine pour en mourir, toutes les deux victimes, toutes les deux prêtes à souffrir, et c’est ça que vous vouliez, notre souffrance pour conjurer le sort, pour votre salut à tous, Esther la Juive et Blandine la Catholique, comme s’il n’y avait plus de différence, alors que vous vomissiez les Juifs comme tant d’autres catholiques, mais je vous vomis plus encore ».
Bouleversant, absolument.
Patryck Froissart
Née en 1964, journaliste, critique pendant treize ans pour le magazine LIRE, Isabelle Fiemeyer est l’auteur d’une biographie de Coco Chanel intitulée Coco Chanel, un parfum de mystère (Pavot, 1999), de Marcel Griaule, citoyen dogon (Actes Sud, 2004) et d’un roman, Les trois noms d’Esther (Maurice Nadeau, 2008).
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