Léon Tolstoï, les chemins de la misère
Les chemins de la misère, Léon Tolstoï, Editions de l’Herne, 2012, 63 pages, 9,50 €
Le 9 février 1909, le Comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï écrivait dans son journal :
« Je viens de voir un misérable, un moujik, un ancien soldat, qui s’exprime avec des mots étrangers, inutiles, mais leur sens est le même : la haine à l’encontre des gouvernants, des riches, la jalousie et une façon de se justifier de tout. Un être épouvantable. Qui a fait cela ? Les révolutionnaires ou le gouvernement ? Les deux ».
A travers ce paragraphe, L. Tolstoï décrit un tableau qui s’inspire d’une réalité sociale qui sévit en Russie. C’est ainsi qu’il nous introduit d’emblée dans le thème central de cet essai totalement consacré au monde paysan vivant dans les villages à proximité de sa demeure située près de Toula. Par ailleurs, en centrant son propos sur les paysans et sur leurs conditions de vie extrêmement précaires, il nous informe du contexte politique russe des années 1908 et dévoile son positionnement à l’égard du gouvernement russe, d’une part. Et des révolutionnaires, d’autre part.
Ecrit au temps présent dans un journal dont la fonction est de consigner des observations, des constats, des pensées, cet essai se décline sous forme d’un témoignage. Son objectif consiste à informer sur la misère, la pauvreté et la précarité de la frange de la population appartenant à la paysannerie. Il fut achevé en janvier 1910 et publié en septembre 2010 par le journal russe, « Vestnik Evropy ». Bernard Kreise rapporte que la version sous forme de brochure a fait l’objet de censure pour deux raisons essentielles. D’une part, car le texte a été perçu comme subversif provoquant « une hostilité de classe ». Et d’autre part, car son contenu portait atteinte au gouvernement russe à cause de la nature erronée « des renseignements sur l’activité du gouvernement ».
C’est en effet, à partir des années 1909 que l’écrivain commence à parler dans ses écrits de la classe des paysans pauvres et miséreux, transformés par la conjoncture économique et politique en chômeurs, en mendiants, en exilés, et très souvent, en personnes errantes. Auparavant, les personnages qui animaient ses écrits étaient exclusivement des princes, des comtes, des ministres, des sénateurs…
L’intérêt manifesté par L. Tolstoï à l’égard des paysans et de leurs conditions de vie est, selon B. Kreise, « le résultat d’une longue réflexion et la mise en cause radicale de sa position dans la société russe ».
Les chemins de la misère est structuré en trois parties selon une logique thématique. Basé essentiellement sur les remarques, les constats et les observations de L. Tolstoï, cet essai dépeint le quotidien de la catégorie des paysans pauvres selon une perspective temporelle de trois jours.
Le premier jour correspond à la première partie de l’essai. Il est consacré à la présentation et à la description des « hommes errants » : femmes, hommes, enfants, jeunes, vieillards, manchots, aveugles, culs-de-jatte, vagabonds qui se retrouvent confrontés à ce « phénomène tout à fait nouveau, inouï et naguère inconnu qui s’est institué dans les campagnes ».
Les termes utilisés pour décrire ces individus renvoient au champ lexical de la pauvreté, de la faim, de la misère, de la maladie : « transis, affamés, en haillons, en guenilles, à peine vêtus, souvent malades, sans logis, puants, affamés », « vêtements effilochés, déchirés, en lambeaux, usés jusqu’à la corde ».
Cette « armée de misérables » est divisée en deux catégories. Cette typologie dénote l’existence de plusieurs types de pauvres. Certains sont « modestes », « timides ». D’autres, au contraire, sont « envahissants – et – insistants ».
La première désigne les mendiants traditionnels. Ces derniers se déclinent selon deux catégories. D’une part, ces paysans pauvres qui n’exercent aucune activité professionnelle ou ne veulent pas travailler. Il vouent une grande haine aux riches qui, de leur point de vue « pillent le peuple » et à qui ils imputent la responsabilité de leur état. Et d’autre part, la catégorie de ceux qui constituent le groupe des vagabonds qu’il décrit comme des individus « doux, humbles, très pitoyables ».
La seconde catégorie renvoie à ces personnes instruites et cultivées dont l’appauvrissement est la conséquence directe de la révolution.
Parmi cette horde de pauvres qui ne cesse de proliférer, L. Tolstoï met en lumière l’existence de personnes qui se sont appauvries en raison de l’échec de leur exil administratif. L’auteur impute la responsabilité de ce phénomène social engendré par la conjoncture politique, sociale et économique à deux acteurs.
D’une part, les révolutionnaires, ces hommes « effarants » qu’il compare à des « vandales » et à des « barbares invétérés » qui, de son point de vue, « provoquent la peur, la honte et de la compassion ». Les termes utilisés pour désigner ces hommes mettent en évidence le caractère effrayant, terrifiant, destructeur et violent de ce mouvement qui selon l’auteur a joué un rôle déterminant dans la paupérisation d’une fraction de la population.
Et d’autre part, le gouvernement, sa politique et les mesures prises à l’égard des révolutionnaires : « violences policières », « peines d’exil insensées », « les prisons, les bagnes, leurs forteresses et leurs châtiments quotidiens » qui ont contribué à amplifier cette masse de pauvres.
L’utilisation d’un vocabulaire dépréciatif voire dévalorisant relatif aux révolutionnaires russes laisse transparaître un positionnement qui s’inscrit en opposition à leurs actions en raison essentiellement de leur usage de la violence. Le rejet du mouvement révolutionnaire qu’il considère comme un « chaos » ainsi que le refus de ce mode d’expression politique fait émerger L. Tolstoï comme un adepte de la non-violence, positionnement qui selon B. Kreise « s’inscrit dans un courant de pensée russe ».
La seconde partie intitulée Les vivants et les mourants correspond au « Deuxième jour ». Le champ lexical dominant du titre est celui de la vie juxtaposée à son antagonisme, la mort qui hante et menace l’existence de ces hommes, de ces femmes, jeunes et âgés, de ces enfants qui meurent de faim, de maladie et de pauvreté.
Tout au long de cette section, l’auteur propose une description physique et spatiale de la misère qu’il découvre lors de ses déplacements sur les lieux de vie de la population paysanne.
Pour rendre compte de ses observations, de ses constats et de ce qu’il a entendu, L. Tolstoï fait usage de ses sens, en l’occurrence ses organes de perception visuelle et de recueillement. Il regarde. Il voit. Il constate. Il entend.
Témoin oculaire et auditif, il prend la posture d’un observateur distancié qui dit, révèle et livre in situ des éléments d’une réalité alarmante. La restitution de cette misère apparente qui a tendance à proliférer a sans doute pour fonction de rendre les descriptions encore plus frappantes et d’attribuer aux conditions de vie des paysans russes une dimension réaliste.
Les personnages représentés dans cette seconde partie concernent notamment les personnes âgées malades et agonisant, ainsi que les mères et les femmes chargées de nourrir des enfants orphelins. La description des masures met en évidence des conditions de vie effroyables qui se caractérisent essentiellement par la promiscuité, la surpopulation, l’exiguïté, l’absence d’hygiène et l’enfermement. Ces lieux de vie sont envahis par l’obscurité et les odeurs nauséabondes. Décrivant une masure qu’il venait de visiter avec la médecin, L. Tolstoï écrit sur un ton qui exprime l’étonnement, l’effroi et la colère : « L’intérieur ne valait pas mieux que l’extérieur. C’était une izba minuscule où le poêle occupait un tiers de l’espace ; les murs étaient inclinés, la pièce était noire, sale et, à ma grande surprise, pleine de monde » (p. 39).
« Le troisième jour » est la partie dans laquelle L. Tolstoï traite de la question des impôts. Tout au long de ce chapitre, il met en scène des paysans pauvres et aisés qui, au regard de sa position sociale, le sollicitent afin qu’il intercède en leur faveur auprès de l’administration fiscale du district qui saisit biens et animaux et expulse de leurs terres ceux qui ne payent pas leurs impôts.
Cette partie permet de découvrir que la politique du gouvernement en matière d’impôts ne s’attaque pas qu’aux pauvres mais aux paysans aisés également. Par ailleurs, en traitant de cette question, l’auteur nous donne l’opportunité de prendre connaissance du système fiscal russe de l’époque. Les lois et ordonnances relatives à la fiscalité imposent à la population des mesures draconiennes et de nature essentiellement discriminatoire à l’égard de la frange de la population la plus pauvre qui se retrouve encore plus démunie.
Tout au long de cet essai centré sur la population paysanne des campagnes russes, L. Tolstoï, l’un des plus grands écrivains russes appartenant à la Haute bourgeoisie, dresse un portrait critique de la société russe et livre un témoignage précieux sur la situation sociale de la paysannerie. En se plaçant comme un spectateur extérieur, il propose aux lecteurs/trices un regard objectif dénué de sentiment misérabiliste qui permet une immersion dans la réalité des paysans de la Russie des années 1900.
Par ailleurs, le recours des paysans à l’aide de cet homme montre que L. Tolstoï est considéré comme un homme puissant et influent qui, du fait de son statut social et de son capital social et économique, a été repéré par les paysans comme un être susceptible de leur apporter aide et secours en argent et d’intercéder auprès de l’administration afin qu’ils soient exonérés du paiement des impôts. De ce fait, l’auteur a été identifié comme un être qui a une fonction essentiellement aidante dont le but est de soulager un tant soit peu la misère de ces êtres humains.
D’autre part, cette sollicitation quasi permanente met en valeur la singularité de la position de l’auteur et met en lumière le caractère populaire de sa personnalité auprès d’une population livrée à elle-même.
Cet essai s’inscrit dans le cadre des réflexions sur les questions politiques, économiques et sociales menées par L. Tolstoï à partir de 1870.
Extrait choisi :
Conversation entre Léon Tolstoï et un jeune homme « intelligent et énergique » (&) « chaussé de savantes, une corde lui tient de lieu de ceinture… ». Avant de devenir vagabond, il était vendeur de journaux. Ce jeune homme a effectué une peine d’exil administratif :
– L. Tolstoï : Pour quelle raison on t’a infligé cette peine ?
– Le jeune homme : Pour diffusion de textes illégaux.
Nous nous lançons dans une discussion sur la révolution. Je lui exprime mon opinion sur le fait que tout réside en nous-mêmes et qu’une force aussi gigantesque ne peut être brisée par la force.
– Le mal ne se détruira en dehors de nous que lorsqu’il sera détruit en nous, lui dis-je.
– S’il en est ainsi, ce n’est pas demain la veille.
– Cela dépend de nous.
– J’ai lu votre livre sur la révolution.
– Ce n’est pas le mien, mais c’est ce que je pense.
– Je voulais vous demander des livres.
– Volontiers ? Toutefois, il ne faudrait pas qu’ils vous fassent du tort. Je vais vous donner les plus innocents… » (p.p. 23/24/25).
Nadia Agsous
Note biographique : Léon Tolstoï, 1828-1910
À côté de ses grands romans comme Guerre et Paix ou Anna Karénine, Tolstoï eut une immense activité politique, sociale, philosophique et religieuse. Après avoir renoncé à la littérature, il critiqua toutes les formes de l’art et écrivit jusqu’à la fin de sa longue vie de nombreux livres et articles dans tous ces domaines, se battant aussi bien dans sa vie que dans ses textes pour la paix, la non-violence et l’avènement d’une société plus juste, libérée du mensonge et de l’oppression des institutions civiles et religieuses.
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