Lega Société secrète au Congo - Musée du Quai Branly
Secrets d’ivoire (13/11/13-26/01/14)
« Hélas, il suffit d’une petite fourmi rouge dans la trompe de l’éléphant pour incommoder à en mourir le plus gros gibier de la terre ».
« Les filles peules, blanches comme des mulâtresses, les filles mossis et bambaras, noires comme de l’ébène sahélienne, étaient si élancées et d’une telle grâce qu’en les voyant au marché on se serait cru à une foire organisée pour un concours de beauté » (Hampaté Bâ, L’étrange destin de Wangrin).
Un espace de la ville – agencé par le souvenir d’une petite fille. La longue allée austère longeant un panda langoureux et une espèce de mouffette se balançant dans les bambous. La voûte des arbres centenaires, leur symétrie. Une lune pâle. Les vestiges de la science rêvent du siècle des Lumières. Buffon le dit : « un fleuve poissonneux, ce qu’encadre l’espace du regard : la vision de l’Espagne ». Cette avant-veille de Noël, les miroitements verts, oranges et rouges des boutiques, des guirlandes, des phares et des fenêtres, le tout mêlé, la ronde, un soir d’hiver, rendent joyeuse cette vision factice du monde. C’est la mode des jolies filles sveltes, bottées de cavalières, les cheveux souples en queue de cheval.
Toute la famille attendait. Circonspecte, familière. L’escalier de bois, refait, la table dressée, l’applique du plafond et la lumière crème. Tout était enveloppé de chaleur. Comme dans un ventre, un enfant ignorant du tumulte de la vie. Cette famille avance maintenant dans l’architecture massive, cérébrale, de Jean Nouvel. Regarde les signes cachés. De leur origine même, franco-ivoirienne, thaïlandaise, algérienne. Derrière le mur d’herbes et de plantes qui poussent à la verticale de la paroi de verre, les masques des anciens empires mélanésiens, aborigènes, se taisent dans la pénombre des vitrines. Le royaume Lega du Congo et ses ancêtres anthropomorphes se taisent dans leur alignement muet.
Dans la région du fleuve Sepik, la femme primordiale, toute pareille à la déesse Iris, saute dans le ciel. Le visage, les épaules et les seins maquillés. Ornementés de peinture blanche, bleue, en cercle. La cible des dieux de la forêt. Les porte-bonheur, les gris-gris, les objets fétiches et l’art d’apparat résonnent des chants de la Papouasie à la Nouvelle-Zélande. Des totems sont chargés de grappes d’éphèbes tatoués, les urnes funéraires, scellées, recouvertes de cendre. Un charon noir – nocher d’ébène – vogue à la proue de la barque des défunts, où un crâne encastré pénètre dans le royaume des morts. Glissant sur le fleuve Léthé, pour chercher les âmes des disparus. Ailleurs, d’autres objets consacrés, immobilisés, captifs, figés à jamais dans un écrin obscur, attendent l’immarcescible retour au pays. Raptés, collectionnés et désunis au gré des missions étrangères, catholiques, ethnographiques mais fruits délectables de l’art africain.
À l’entrée, au milieu du musée, un androgyne à la poitrine nue, scarifiée, veille près des berges de la Seine. Toute la famille se souvient. Des empires béninois, des castes princières du Laos et de la Chine, du peuple thaï. L’oiseau tisserand des territoires zoulous se cache dans la maison des hommes. Ici et là, des cimiers de grands chefs, des masques féminins et des parures de fête. Des pantomimes et des marionnettes à becs recourbés, aux yeux de perle. Une poupe de pirogue maori se dresse net, arrêtée en pleine course. Les rostres menaçants d’espèces fantastiques sont sculptés parmi des motifs en spirales. Dentelées. Partout, des échanges et des mythes, des transactions financières et royales, des monnaies précieuses. Confectionnées de plumes de paradisiers, d’oiseaux bariolés.
Partout le chatoiement des textures, des bijoux sertis dans des niches tressées, des ceintures duveteuses d’artisans plumassiers. Partout des sacrifices et des traités de paix, l’ensevelissement des significations, le temps momifié. Le témoignage antique de l’Afrique. Quand les femmes, les hommes et les enfants étaient libres, discouraient avec les génies tutélaires et les esprits sylvestres. Les réincarnations. Quand chacun comptait dans sa cosmogonie un panthéon anthropomorphique.
Le crocodile, l’hippopotame, le toucan, le serpent et la panthère palabrent ensemble, stylisés par les artistes initiés de la communauté. L’ivoire des bustes ou des petites cuillères ciselées a pris plusieurs teintes ; du caramel brillant au café au lait moucheté de cacao, du blanc cassé au beige fondant. Les visages, abstraits, blanchis aux pigments, à l’argile ou au lait de chaux, portent le deuil éternel de la déportation des peuples Lega du Congo. Et l’immense blessure narcissique de la société Bwami. Mais un homme, un grand physicien américain, Jay T. Last, a réuni avec patience les pièces que peut-être son amour et son intelligence ont réparées de l’oubli et de la perte. Sans doute est-ce ainsi que les œuvres vivent et perdurent – au regard d’une tragédie.
Regroupées dans le musée du quai Branly, rotonde aux circonvolutions de lignes brisées, de couleur sable, avec des carrés rouge sang, des grillages en hauteur, une scénographie de plateau de cinéma, un éclairage diffus, ces collections reviennent nous interroger ; les spectateurs, le public averti comme l’amateur, tous les êtres entraperçus à l’instant bref d’une visite. Et cela finit devant la coiffe d’une mariée palestinienne, que la petite famille trouvera toute pareille à celles de Kabylie. Quand l’arrière grand-mère vivait encore. Avec ses festons moirés et ses glands d’argent. Couronnes et tarbouches à voile des jeunes filles qui, comme le souhaitaient les Lega, associent encore le busogo – « beauté-et-bonté » – au merveilleux des cérémonies. C’est comme une nostalgie ardente, une traversée des mémoires.
Yasmina Mahdi
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