Lectures nouvelles du roman algérien, Charles Bonn
Lectures nouvelles du roman algérien, 280 pages
Ecrivain(s): Charles Bonn Edition: Classiques Garnier
Charles Bonn est pour tous ceux qui s’intéressent aux littératures maghrébines une des principales références. Après avoir enseigné en Algérie, il n’a cessé, durant quarante ans, de stimuler la recherche, d’encadrer des thèses, de publier sur ces littératures que l’on ne disait pas encore « émergentes ». Il a fondé et dirigé la revue Expressions maghrébines, créé et animé le site Limag.
Dans une vision encyclopédique, ce site rassemble les publications universitaires, les compte-rendu, les notices biographiques des auteurs, les multiples références de tout ce qui a trait à la région. Au terme de ce parcours, l’infatigable chercheur offre un volume qui se veut un récapitulatif de son itinéraire intellectuel à propos du roman algérien et, bien sûr, à travers lui, de son itinéraire personnel. La tonalité personnelle (qualifiée de « peut-être un peu narcissique », 10) inscrite au cœur de ses réflexions par ailleurs aussi fouillées que dans des ouvrages collectifs ordinaires fait toute l’originalité de ce livre. Charles Bonn se remet lui-même, avec lucidité et distance, dans les contextes qu’il a traversés et qui l’ont formé : 68 en France, la mémoire de la guerre d’Algérie, les années 70 en Algérie, la structure des champs littéraires dans chaque pays, le poids des idéologies, les attentes des étudiants et des lectorats, les grilles instaurées par les critiques français en vue, la rupture de l’islamisme.
Le volume est organisé de manière thématique en quatre parties d’une douzaine de textes : la production de l’histoire, Espaces et localisation identitaire, Le sens errant ou absent, Erotique de l’écriture ou le roman familial de l’entre-deux langues. Il ne s’agit cependant pas seulement d’un recueil d’articles divers déjà publiés et juxtaposés puisqu’ils sont replacés dans le cadre d’un essai global, chaque partie étant introduite et conclue.
Charles Bonn rend compte de ses sujets de prédilection sur ses grands auteurs et se démarque des interprétations antérieures, principalement l’histoire littéraire française, le discours nationaliste algérien et la théorie postcoloniale telle qu’énoncée par JM Moura. Il expose de diverses manières ses thèses selon lesquelles l’émergence du roman algérien de langue française, avec Dib (« le plus grand », 70, 181), Feraoun puis Kateb Yacine et Boudjedra, ne peut émerger qu’au prix de « meurtres symboliques », du père ou de la mère (62, 232) à travers son « sacrifice » (252).
Empruntant sa terminologie à la psychanalyse sans pour autant en adopter la vision, il affirme : « l’émergence de la littérature algérienne est un peu l’histoire de l’enfant trouvé freudien, se construisant dans un entre-deux merveilleux, sur le sacrifice successif de ses deux parents et de leurs langues, pour se mouler dans la langue et le genre littéraire de l’Autre, le roman » (216).
Pour l’auteur, le roman algérien ne peut donc émerger qu’au prix d’une représentation symbolique qui le rapproche de la tragédie grecque, avec les pertes successives des références, puis du sens des actions présentées comme héroïques. La perte « est celle de ce langage lui-même » (68). Dans cette littérature désormais émancipée de toute « cause », la représentation sexuée ne renvoie pas tant à des comportements humains (il parle de « disparition de l’intrigue amoureuse », 218), qu’à l’image du texte qui exerce lui-même une séduction sur le lecteur (la « sexualisation de l’énonciation », 222).
Cette perspective de la littérature n’ayant qu’elle-même pour finalité renvoie, comme l’auteur le dit lui-même, aux penseurs des années 70 (217) et à la postmodernité, seul terme pour qualifier la situation de « faillite » (68) des grands systèmes idéologiques, dont les combats nationalistes postcoloniaux (le « modèle légitimant du Moujahid », écroulé en 1988, p.80). Cette démonstration conteste aussi la vision postcoloniale qui voit dans le rapport au centre la source des positionnements pour trouver, au cœur même des productions, l’origine des ruptures aussi bien esthétiques qu’idéologiques. Cette position est résumée par les termes de « remise en cause de l’application de la binarité des idéologies à une approche littéraire » (58).
On pourra, en 2016, regretter que ces analyses, au fil des nombreux chapitres, étayent les mêmes convictions (et donc se croisent voire se répètent) en se fondant sur un corpus où les « nouveaux écrivains » sont ceux des années 70, avec Boudjedra (232). L’adjectif repris dans le titre à propos des lectures (et non du roman) renvoie donc à ce qui fut « nouveau », en 1970, pour le critique français imprégné, comme il le dit en introduction (12), d’une « modernité » occidentale orientée par l’idéologie de 68 en France. C’est que le volume ne traite pas de la littérature contemporaine algérienne, mais témoigne de la possibilité pour un intellectuel de changer de regard sur un même corpus au fil des années et sous l’autorité des textes plutôt que des grilles idéologiques extralittéraires. En cela, il s’agit bien d’un ouvrage sur Charles Bonn et non sur les romanciers algériens. On admirera donc le progressif abandon de convictions présentées comme schématiques, au bénéfice d’une complexification de l’approche. C’est l’observation de ces virages et de l’approfondissement des intuitions, et non les résultats de ses analyses (qui peuvent être contestées) qui fait de Charles Bonn un modèle pour les critiques littéraires contemporains. Si la lecture de cet ouvrage peut être ardue, c’est que Charles Bonn veut rendre compte de manière précise d’une complexité qu’il a conquise en résistant aux schémas simplificateurs des théories. Cependant, au fil de cette « évolution », de ses « lectures nouvelles », il élabore, à son tour, une théorie qui, pour être complexe, n’en est pas moins, elle aussi, une grille de lecture qui s’appuie aussi sur une idéologie, la postmodernité associée à la « ruine du pouvoir du logos » (336). Sans forcément adopter cette vision, il est tout à fait passionnant de suivre les méandres de ces réflexions, d’arriver à en comprendre la logique, et de voir jusqu’où peut mener la rencontre passionnée entre un intellectuel et une littérature.
Dominique Ranaivoson
Article précédemment publié dans :
Etudes littéraires africaines, n°42, 2016, p.189-190.
URL : https://wwhttp://id.erudit.org/iderudit/1039421ar
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