Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, Olivier Verdun
Leçons de ténèbres, L’Amour à mort, décembre 2016, 62 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Olivier Verdun Edition: EdilivreLe sous-titre de cet ouvrage, une fois atteinte la dernière ligne, dès que le lecteur se retourne, comme Orphée sur Eurydice, sur le chemin qu’il vient de parcourir sous la conduite d’Olivier Verdun, se met à osciller, à scintiller, à se troubler, à se fondre : l’Amour à mort ? La mort de l’Amour ? La mort et l’Amour ? L’Amour, la Mort ? Quelle(s) association(s) ?
De ces Leçons de ténèbres, sort-on éclairé ?
Pour le moins, on fait de belles rencontres. En effet, le traité d’Olivier Verdun fourmille de références, dont le large éventail met en réseau le chanteur Nick Cave et Ovide, Poe et Jankélévitch, Ionesco et Le Cantique des Cantiques, Boileau et Maître Eckart, Desnos et Rilke, Kierkegaard et les cinéastes Carl Dreyer ou Alain Resnais, pour n’en citer qu’un panel infime.
La mise en connexion, ou la confrontation, de points de vue tenant de la philosophie, de la poésie, du domaine religieux, de l’ésotérisme, du rock, du cinéma, tous en rapport plus ou moins étroit avec l’orphisme, cette relation ténébreuse, passionnée, passionnelle, jusqu’à pouvoir être infernale, qu’entretiennent l’Amour et la Mort, repose donc sur une vaste érudition et relève du tour de force intellectuel.
Le fil dominant de la réflexion douloureuse à laquelle l’auteur se livre porte sur le caractère absurde que peut avoir cette relation, à partir, en particulier, de cet extrait du Cantique des Cantiques : « L’amour est fort comme la mort ».
« Comment, en effet, comparer l’incomparable ? Comment l’amour pourrait-il rivaliser avec la mort, lui qui fait son miel de la fragilité, de l’évanescence, de la précarité ? »
Mourir d’amour ? Cet « acte » a-t-il du sens ? Si oui, quel sens a-ce ?
S’agit-il de « rejoindre » ce qui n’est plus ?
Ne pas mourir d’amour, et patienter, en faisant sienne la croyance, religieuse, selon laquelle la perte de l’être aimé n’est que provisoire et que de béates retrouvailles réuniront les amants dans l’au-delà, a-t-il plus de sens ?
Olivier Verdun cultive l’art d’opposer l’absurde à l’absurde, souvent dans une langue claire, moderne, sans fioritures, sans mastication lexicale, qui vise et atteint directement le lecteur, par l’usage, en particulier, de la phrase interrogative :
« Ainsi, troquer ce qui est toujours vécu comme un scandale – l’éclipse en seconde personne, l’effacement du proche, la nihilisation de l’être cher – contre un placebo d’enfant de chœur, contre une promesse frelatée de vie éternelle, n’est-ce pas, d’une certaine manière, se moquer du monde ? »
D’ailleurs la mort n’est-elle pas, à proprement parler, inconcevable pour le commun des mortels (c’est-à-dire nous tous) ? Rappelant que l’expression « je suis mort » est une impossibilité à la fois logique et existentielle, l’auteur cite Jankélévitch : « Où je suis, la mort n’est pas, et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus ».
Après avoir longuement réfléchi sur la question, Olivier Verdun embraie sur une spéculation sémantico-philosophique passionnante : de ces deux états, la mort et l’amour, dont le mystère de ce qui les unit semble inexprimable, l’un relèverait de l’ineffable, et l’autre de l’indicible. Tout n’est certes pas réductible au seul langage, mais la parole amoureuse en sa relation avec la mort intègre bien, jusque dans ses limites, de façon paradoxale, ce qui est indicible et ce qui est ineffable. On laissera au lecteur la jouissance de découvrir l’originalité de l’excitant distinguo qu’opère ici l’auteur.
« La parole amoureuse pousse le langage dans ses ultimes retranchements, puisque ses énoncés, portant sur un objet qui n’est plus ou que l’écho irréel dans la mémoire a affadi, n’ont aucun rôle énonciatif à jouer, si ce n’est bien sûr en tant que porte-voix de la douleur intime… »
L’auteur établit plus loin un parallèle entre la parole amoureuse ayant l’être aimé absent pour objet ou pour destinataire, et la prière religieuse, qui est adressée à un dieu tout autant absent ou qui tente, en le prenant pour sujet, de le « faire exister ».
« Prier Dieu, c’est […] adresser à l’Etre manquant des paroles d’amour, une sommation à être, lesquelles sont condamnées, par définition, à ne jamais recevoir de réponse ».
Le parallèle menant logiquement à la transposition, de l’amour pour l’être unique, puis de l’amour pour un dieu unique, Verdun passe de l’Amour de l’Un à l’Amour du Tout, et du Tout-Autre, cet Amour du prochain que prône le christianisme, amour à propos de quoi il s’interroge sur « les écueils qui risquent de le rendre difficilement praticable ».
Dans les dernières pages du traité, l’auteur livre ses conclusions sur l’assertion, fondamentale et prétexte à cet ouvrage, selon laquelle « l’Amour est fort comme la Mort », et cite à nouveau Jankélévitch :
« La victoire de l’amour est souvent la victoire d’un vaincu. L’amant est parfois fidèle jusqu’à la mort inclusivement : mais il meurt. Et en ce sens au moins le Toujours de l’amant ne tient pas parole. Il n’y a que la mort qui tienne toujours parole ».
Implacables « leçons de ténèbres »…
Patryck Froissart
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