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Le XIXe siècle à travers les âges, Philippe Muray (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 26.08.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Les Belles Lettres

Le XIXe siècle à travers les âges, Philippe Muray, Les Belles-Lettres, février 2024, 652 pages, 29 €

Edition: Les Belles Lettres

Le XIXe siècle à travers les âges, Philippe Muray (par Gilles Banderier)

 

Qu’est-ce que Le XIXe siècle à travers les âges ? L’ouvrage a le volume et l’érudition des anciennes thèses de doctorat d’État et Philippe Muray l’a d’ailleurs conçu dans un cadre universitaire (lors d’un séjour à Stanford, en 1983), mais il manque l’appareil foisonnant des références, les notes infrapaginales qui prolifèrent et remontent parfois jusqu’au titre courant, les dizaines de pages de bibliographie répertoriant ouvrages imprimés, manuscrits conservés dans les endroits les plus insolites ou les moins accessibles, la littérature secondaire recensant même des notules publiées dans des périodiques locaux disparus et oubliés, la volonté d’exhaustivité, enfin, appliquée parfois à un seul auteur, voire à une seule œuvre. Mais le projet de Philippe Muray dépassait les forces d’un homme seul, puisqu’il s’agissait d’embrasser tout un siècle au long duquel on a beaucoup pensé, écrit et publié. Il le définissait ainsi :

« On ne trouvera pas ici un survol de l’histoire des idées et des événements de l’époque. Je n’ai pas l’intention d’étudier cette période en tant que siècle dans la suite des siècles, mais plutôt de décrire les thèmes d’une tapisserie ou la cohérence d’un réseau d’obsessions, de symboles, d’images insistantes, de symptômes qui seraient devenus particulièrement actifs à ce moment-là. Je ne prends pas le XIXe en lui-même, entre ses dates. Le XIXe n’est au fond qu’un exemple un peu plus frappant que d’autres, je le répète, de ce qu’il faut appeler la dixneuviémité : l’essence, l’être même du XIXe. Ce qui fait ce qu’il est » (p.65).

Son point de départ, crépusculaire et macabre, est fourni par un épisode historique peu connu : le transfert, en 1786, des corps inhumés, de moins en moins ou de plus en plus mal, dans le cimetière parisien des Saints-Innocents (le plus grand de la capitale) et leur installation dans les anciennes carrières, baptisées pour l’occasion « catacombes », sur le modèle latin. Saturé, le cimetière des Saints-Innocents était devenu un véritable scandale sanitaire, d’autant qu’on était plus attentif que par le passé aux questions d’hygiène et de salubrité publique. Les deux pavillons qui surplombent aujourd’hui ce royaume des morts sont l’œuvre de Claude-Nicolas Ledoux, par ailleurs concepteur de la saline royale d’Arc-et-Senans : plus que Muray ne le pense, peut-être, le XIXe siècle s’ente sur le Siècle des Lumières.

De la même manière qu’il a pris pour point de départ cet invraisemblable déménagement cémétérial, que peu de romanciers eussent osé imaginer, Muray arpente le XIXe siècle dans ses aspects à la fois insolites et, paradoxalement, significatifs. Sans même parler, plus haut dans le temps, de l’envoûtement du jeune Blaise Pascal, jamais l’histoire institutionnelle, qu’il s’agisse de littérature ou de philosophie, ne fut à l’aise avec l’édifice mystique que construisit Auguste Comte sur le cadavre de Clotilde de Vaux, avec les observations minutieuses et tatillonnes de Michelet sur les règles et les selles de sa seconde femme, avec ces tables que Victor Hugo fit tourner à Jersey pour obtenir un contact avec l’au-delà, contact sans lequel des pages entières des Contemplations sont inintelligibles. Muray montre que tous ces faits en apparence isolés, loin de n’être que des naïvetés accompagnant le génie, des manies plus ou moins innocentes, des idiosyncrasies ou des perversions individuelles, une fois mis bout à bout, modifient considérablement notre vision du XIXe siècle. On est bien obligé d’évoquer une véritable fascination pour les sciences occultes : bien qu’ils soient des minores, Allan Kardec, Eliphas Lévy ou Mme Blavatsky jettent une lumière crue et rétrograde sur un siècle qu’on imagine – et qui s’imaginait – voué au progrès.

Il y a dans le livre de Muray un côté cabinet de curiosités, voire galerie des monstres au cirque Barnum. L’écrivain, déjà en possession de son style (avec notamment les jeux de mots qui seront sa marque – on pense au fameux Mutins de Panurge), entraîne son lecteur dans les coulisses, derrière le décor sagement ordonnancé du Lagarde et Michard. Il attire l’attention sur les opera ultima : les derniers poèmes de Hugo, les derniers romans de Zola, si différents du cycle des Rougon-Macquart.

La thèse (au sens intellectuel) de Muray est que le XIXe siècle fut dominé tout entier par deux grands courants d’idées, l’occultisme et le socialisme, qui de surcroît entretenaient des liens. L’occultisme, la croyance au fait qu’il existe des forces mystérieuses et imparfaitement identifiées derrière l’univers visible, existe depuis les temps les plus anciens. Le socialisme, quant à lui, n’avait rien non plus d’une idée neuve. Sans remonter aux penseurs grecs, il existe un socialisme d’essence évangélique (d’où la remarque prêtée à Joseph de Maistre : « L’Évangile, hors de l’Église, est un poison »). Mais il y a surtout ce moine calabrais, Joachim de Flore, dont l’influence fut aussi souterraine que considérable, durant le Moyen Âge, mais bien au-delà. Le R.P. de Lubac a consacré deux volumes à La Postérité spirituelle de Joachim de Flore.

Autre point qui la distingue d’une thèse universitaire : l’étude de Philippe Muray est spiralaire. Il élargit son projet en passant et en repassant par les mêmes points, en soulignant ce soubassement irrationnel et unheimlich de toute une époque. Car le XIXe siècle a débordé sa limite strictement chronologique, l’année 1901, et même l’année 1914, dont on a souvent dit qu’elle en marquait la véritable fin. Il a poussé de profondes racines, par exemple, dans l’occultisme nazi (on lira le livre de Nicholas Goodrick-Clarke, Les Racines occultes du nazisme, Pardès, 1989), le new age californien (Muray eut l’idée de son livre à Stanford, rappelons-le), le Matin des magiciens ou les élucubrations de l’Ère du Verseau. Surtout – et Muray le montre très bien – ce XIXe siècle irrationnel, parcouru d’ombres, de mages, de fantômes et de prophètes vaticinants, eut un adversaire : l’Église catholique. On la croyait enfouie sous les décombres après la Révolution ; son Pape avec sa triple couronne, véritable archaïsme, frileusement blotti derrière les hauts murs du Vatican, citadelle assiégée et muette, ou inaudible. En réalité, l’Église fut la seule force organisée à faire entendre ce qui pourrait s’appeler la voix de la raison au milieu de cette sarabande digne du carnaval de Bâle, luttant contre le spiritisme et la nécromancie (de la même manière qu’elle avait rejeté le discours vampirique au XVIIIe siècle). En 1839, le pape Grégoire XVI condamna l’esclavage et le principe d’inégalité des races, qui avait un bel avenir devant lui. Et ce n’est pas un mince paradoxe que de voir ce XIXe siècle si fier de lui-même et de ses réalisations (relire la fin de La Légende des siècles), sombrer dans ce que l’on n’appelait pas encore le complotisme, voyant partout l’action occulte des Jésuites et des Juifs (nombre de réformateurs sociaux, comme Pierre Leroux, seront antisémites). Mais la « dixneuviémité » eut également en France un autre adversaire : Baudelaire, qui exécrait à peu près tout ce que son époque adorait. Il ne fut pas seulement un poète de génie, mais également, en tant que lecteur de Joseph de Maistre, un antimoderne acéré, véritable contre-épreuve de son temps.

 

Gilles Banderier

 

Philippe Muray (1945-2006) est un essayiste, polémiste et romancier français.



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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).