Le vrai croyant, Pensées sur la nature des mouvements de masse, Eric Hoffer (par Gilles Banderier)
Le vrai croyant, Pensées sur la nature des mouvements de masse, Eric Hoffer, janvier 2022, trad. anglais (USA) Pierre Francart, 264 pages, 17,50 €
Edition: Les Belles Lettres
Si l’on considère Eric Hoffer (1902-1983) comme un philosophe, un penseur (et il n’y a aucune raison de ne pas le considérer comme tel) et que l’on recherche sur le réseau Internet des informations au sujet de ce philosophe, de ce penseur, très mal connu en France, on sera surpris de tomber sur des photographies qui correspondent fort peu à l’idée que l’on se fait d’un philosophe, un individu en général peu solide physiquement, vêtu de tweed, assis dans un confortable fauteuil ou à son bureau (mais cette image est en soi très récente). Coiffé d’une casquette, un cigare bon marché calé entre les dents, Hoffer fut chercheur d’or, ouvrier agricole et débardeur dans le port de San Francisco, lisant et écrivant à ses heures perdues et bien employées tout à la fois. Son livre le plus célèbre (ou le moins ignoré), et également son premier livre, The True Believer (1951), avait été publié en traduction française dès 1966, sous un titre différent, mais n’avait pas été « reçu » en France. Fallait-il donner une nouvelle chance à ce volume oublié ou ajourné ? La réponse sera à la fois affirmative et enthousiaste, tant Le vrai croyant possède l’éclat limpide d’un grand livre.
N’ayant pas fait d’études, Hoffer écrit de manière simple et directe, sans s’abriter derrière un rideau de néologismes, une syntaxe ampoulée et une phraséologie absconse qui, souvent, ne dissimule que le vide de la réflexion ou son caractère tautologique. À propos de son ouvrage, il écrit modestement qu’« il ne s’agit pas d’un manuel destiné à faire autorité. Il s’agit d’un recueil de pensées ; il n’est donc pas exempt de demi-vérités qui semblent laisser entrevoir une nouvelle approche et contribuer à susciter de nouvelles questions » (p.98). C’est à la fois vrai et faux, car le lecteur se trouve placé en face d’une œuvre de premier plan, qui n’a rien du décousu qu’on remarque habituellement dans les recueils de pensées.
On pourrait considérer les mouvements de masse, les manifestations de fanatisme collectif, comme un phénomène propre, sinon au XXe siècle, du moins aux temps modernes. Hoffer montre qu’on doit remonter plus haut et que le christianisme primitif, par exemple, en possédait déjà certains traits. Il dégage ce qu’il y a de commun aux sectateurs des différents religions, idéologies, partis politiques, si différents et incompatibles soient-ils a priori, et surtout ce qu’il y a de commun à leurs chefs. Un mouvement de masse procède en effet de la rencontre de deux énergies : d’un côté, celle de ces personnes que Hoffer appelle à tort ou à raison (sans doute à raison) des « frustrés », insatisfaites de leurs existences, conscientes que le temps de leur vie s’écoule en vain (« Un mouvement de masse attire et retient des partisans non par sa doctrine ou ses promesses, mais par le refuge qu’il offre aux anxiétés, à la stérilité et au vide des existences individuelles », p.71 – le genre de personnages qu’on rencontrait à l’époque dans les romans de Sherwood Anderson ou de John Steinbeck) ; de l’autre l’énergie de leurs chefs. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des surhommes ou des personnages doués de hautes qualités morales (ce serait même plutôt et souvent le contraire), mais ils possèdent cette énergie particulière (Max Weber aurait parlé de charisme) qui entrera en résonance avec celle, auparavant inutile, des masses, des « frustrés » et la canalisera dans une direction déterminée. Les frustrés ne sont pas des gens amorphes ou dépourvus d’énergie, mais il s’agit d’une sorte d’énergie négative, faite de rancœur et de griefs en tous genres, et il appartient au chef de la diriger vers le but que lui seul souhaite atteindre. Ces chefs, qui ne sont pas toujours ce que l’humanité a produit de plus glorieux, ont souvent raté une première vocation, mais ne se sont pas arrêtés à cet échec, qui en eût découragé d’autres. L’impuissance créatrice (et peut-être même, chez Robespierre ou Hitler, l’impuissance tout court) joue ainsi un rôle séminal dans la gestation des mouvements de masse.
Autodidacte, Hoffer avait beaucoup lu, sans programme préétabli ; il n’appartenait à aucune institution et ne se sentait donc pas tenu de respecter qui ou quoi que ce soit. On sera peut-être décontenancé de rencontrer un extrait d’une encyclique du pape Léon XIII au milieu de considérations sur les partis totalitaires (p.178) ou une comparaison entre Abraham et un nazi ou un communiste (p.189). Hoffer ne résiste pas toujours à la tentation – contre laquelle les professeurs mettent en garde leurs étudiants – du raisonnement contrefactuel (si Hitler était mort en 1935, le nazisme…). Ses analyses sont implacables et pourraient être désespérantes, si Hoffer n’évoquait également l’existence de chefs exceptionnels, qui « à l’inverse d’un Hitler, d’un Staline, ou même d’un Luther et d’un Calvin, […] ne sont pas tentés d’utiliser le bitume des âmes frustrées pour cimenter un monde nouveau », et il ajoute que « personne ne peut prétendre à l’honneur s’il n’honore pas l’humanité » (p.224).
Dans la grande tradition des moralistes français, au premier rang desquels Montaigne, qu’il connaissait bien, Hoffer porte parfois le fer dans les plaies et explique par exemple un fait singulier, que les camps de la mort nazis aient fonctionné avec un personnel extrêmement réduit (il y avait seulement vingt-quatre SS pour un camp comme celui de Treblinka) et qui n’eut jamais à combattre une révolte majeure des déportés. Même si Le vrai croyant n’est pas en apparence un ouvrage optimiste ou un hymne à la gloire de la nature humaine, il rejoint un des principaux courants de la vie américaine, la pensée positive. Seule une existence bien conduite et bien remplie mettra l’individu à l’abri de la tentation fanatique. Ni Hitler, ni Churchill ne furent des peintres de premier ordre, mais si toiles et pinceaux furent pour celui-ci un délassement honnête, ils constituèrent pour celui-là une immense source de frustration, incubatrice des horreurs à venir. « Les hommes qui vivent des vies fécondes, qui valent la peine d’être vécues, ne sont pas prêts en général à mourir pour leurs propres intérêts, ni pour leur pays, ni pour une cause sainte » (p.120).
Gilles Banderier
Eric Hoffer (1902-1983) mena une vie de vagabond durant les années 1930 avant de travailler comme docker à San Francisco pendant vingt-deux ans. Autodidacte, il est l’auteur de dix livres qui ont marqué les esprits, dont The Passionate State of Mind, The Ordeal of Change et The Temper of Our Time. Il a reçu la Médaille présidentielle de la Liberté, une des plus hautes décorations civiles des États-Unis, en 1983.
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