Le Voyage d’Octavio, Miguel Bonnefoy
Le Voyage d’Octavio, janvier 2015, 124 pages, 15 €
Ecrivain(s): Miguel Bonnefoy Edition: Rivages
Tout commence par la découverte de la lecture et de l’amour, intrinsèquement liés à travers la personne de Venezuela, qui initie don Octavio à cet univers du désir : celui d’apprendre, d’imaginer, celui de l’autre. Ainsi naît l’histoire, en rupture avec ces temps précolombiens de l’ignorance, tels que la colonisation espagnole les ont dépeints. Ou plutôt, tout commence un peu avant, dans la légende fondatrice de Saint-Paul-du Limon : l’arrivée des colons et de la peste, le miracle des citrons qui tombent comme un signe du ciel sur une procession et guérissent tous les pestiférés. La statue du Nazaréen érigée dans la première église qui lui est consacrée dans le village disparaît un jour, sans que nul ne s’étonne, on rase l’arbre miraculeux, il ne reste que le nom donné au village dont chacun a oublié le mythe originel, et Octavio naît là dans une ignorance totale que la rencontre de Venezuela va transformer en un parcours initiatique vers la connaissance de soi et de son pays, au cours des épreuves qu’il traversera. Après l’idylle amoureuse et la découverte des fruits de la connaissance, vient le temps de la chute : Octavio fait partie d’une bande de nobles voleurs justiciers, installés dans l’église, qui cambriole un jour la maison de Venezuela. Cette dernière reconnaît son amant parmi les pilleurs, ce qui pousse ce dernier à un long exil.
Les mythes fondateurs du pays s’enchaînent tout au long de cet apprentissage alors que la statue du Nazaréen continue de passer de main en main à travers l’histoire trouble du pays, tissant un deuxième fil conducteur en contrepoint de l’histoire de don Octavio.
Un récit des origines
La fin du premier chapitre inaugure une longue période d’ignorance de soi, annonçant la quête d’Octavio : « Et c’est ainsi qu’un demi-siècle après l’arrivée du premier navire en provenance de la Trinidad, il ne resta qu’une forte odeur de citron et une église dressée au milieu des cyprès, comme un mât solitaire et triste, debout sur une terre sans ancêtres ».
Tout le parcours d’Octavio consiste à retrouver ces « ancêtres » fondateurs pour donner une identité à cette terre, et se l’approprier. Si la femme qui l’initie à la lecture et le sauve de l’ignorance honteuse qu’il tente de cacher s’appelle Venezuela, c’est bien entendu pour marquer le lien infrangible entre l’itinéraire personnel et la prise de conscience d’une nation. Or ce qui relie la femme et le pays que s’approprie Octavio, c’est le désir, qui permet l’élan vers la connaissance et la quête de rédemption après la faute commise. Le désir, qui s’incarne dès les premières pages par ces fruits acides et délicieux qui tombent sur la procession et sauvent tous les pestiférés du village, embaumant les rues et les marquant d’une identité sensuelle, d’une odeur inoubliable, c’est aussi celui qui donne vie aux lettres et aux mots sous l’égide de la jeune femme :
« Car, comme des femmes, Octavio n’avait jamais connu des mots autre chose que leur onde effacée, l’habitude qu’ils disparaissent aussitôt, sortis de sa bouche, comme des coups d’épée dans l’eau. Mais il découvrait à présent qu’il pouvait en conserver la trace, mélangeant le nom des choses et les choses de l’amour. Il gravait, d’un seul trait, à la fois le désir et son empreinte. Assoiffé d’apprendre comme on a soif d’aimer, il ne se lassait pas de confondre les deux alphabets. Le temps qu’ils passaient ensemble avait quelque chose d’illisible » (p.57).
L’apprentissage de l’écriture apparaît donc comme l’entrée dans le monde de l’amour, et dans celui d’un paradis d’avant la Chute, paradoxalement marqué par la connaissance et non l’ignorance. Car cette ignorance n’est qu’un autre nom de l’oubli, la perte d’un sens et d’une identité qui donnerait sens à l’existence d’un pays et de ses habitants. Toute la quête d’Octavio consiste à se réapproprier cette connaissance initiale, en revivant les mythes fondateurs de l’histoire nationale. L’un de ces symboles est la statue du Christ, recélée par Guerra, le chef de file des bandits, qui n’ont d’autre mission que de retrouver les traces perdues d’une histoire commune dans les coffres forts de ses usurpateurs. A la fin du récit, Octavio s’est changé en restaurateur du passé dans les coulisses du théâtre qu’est devenue l’église. Avant de se fondre à son tour dans les décors, il a retrouvé et restauré la statue. Lorsqu’enfin s’achève sa mission sur terre, tout son travail de restauration des origines prend vie : « Les orchidées, les chansons, le citronnier, tout ce qu’un siècle laborieux y avait mis d’oubli semblaient s’animer alors. On ne fêtait pas une victoire, on ne consacrait pas un roi. On célébrait aujourd’hui la naissance d’une ville, une histoire qui ne figure pas dans les livres, qui se dresse sur la tradition, et dont les invisibles interprètes méritent d’être honorés » (p.124).
L’invisibilité qui cache Octavio marque la fin et l’achèvement de sa quête : l’appartenance à un peuple conscient de lui-même et de son histoire, « qui ne figure pas dans les livres mais se dresse sur la tradition ». Apprendre d’abord à lire pour oublier l’histoire des livres au profit du labeur patient, anonyme, invisible, du restaurateur des œuvres du passé, tel est le « voyage d’Octavio ». La lecture apparaît comme une première étape, mais aussi un leurre, car c’est à l’issue d’un véritable calvaire qu’Octavio apprend réellement sa mission et son identité. Chassé du paradis des bras de Venezuela, il entreprend à travers tout le pays un parcours semé d’épreuves qui raniment les mythes fondateurs du pays, à commencer par la légende de Saint Christophe.
Dans la Légende dorée, Saint Christophe, devenu patron et protecteur des voyageurs, aide un vieillard à traverser les eaux tumultueuses d’un fleuve, et sauve ainsi l’enfant Jésus qui avait pris les traits d’un vieillard pour éprouver le saint. Son rôle de passeur est celui que joue à son tour Octavio avec l’étrange hôte qu’il aide à traverser la rivière, se trouvant ensuite prisonnier d’un homme de l’autre côté de la rive, qui grossit et s’engraisse à mesure que son serviteur s’affaiblit. Ce passage devient une parabole au sein du récit : alors que l’hôte entre de plain-pied dans l’ère de la richesse et du progrès, il rend Octavio esclave, comme si à travers ces deux personnages Bonnefoy illustrait tout un pan de l’histoire du Venezuela : la manière dont l’époque coloniale espagnole a permis l’exploitation des uns par les autres à mesure que les premiers s’enrichissaient considérablement et acquéraient de nouvelles terres.« Il y avait là les débuts de civilisations où l’on passe de la bourgade au village, et du village à la ville. Tout naissait comme un bouton de progrès » (p.81).
Mais l’hôte est peu à peu pris d’une étrange langueur, et arrête de travailler. Plus personne ne vient traverser la rivière, et on ne reçoit plus rien des voyageurs égarés qui faisaient vivre le maître et l’esclave. Les arbres meurent, faute de soins, et l’hôte finit par réclamer de retraverser la rivière sur le dos d’Octavio, redevenant de plus en plus léger jusqu’à redevenir un « nouveau-né gazouillant » que la rivière a rendu à sa naissance en emportant le cadavre du vieil homme qu’il était devenu. Voilà Octavio passeur des rives de la vie à la mort, débarrassé de son maître et investi d’une nouvelle charge : il lui incombe désormais de faire passer les êtres et les choses de la vie à la mort, de la mort à la renaissance. Le mythe de Saint Christophe apporte ainsi au récit une plongée dans les mythes fondateurs du pays, dans la religiosité magique des premiers temps, et dans le même mouvement permet d’illustrer une certaine histoire du pays, loin de la métaphysique que représente la parabole religieuse : rapports complexes entre progrès et ruine, entre maîtres et esclaves dans un pays dominé par des élites possédant la terre depuis les débuts de la colonisation.
La main, le bois, la pierre
La magie que dégage le texte ne tient pas seulement aux événements miraculeux ou fantastiques que vivent les personnages, non plus qu’au lyrisme des descriptions des paysages que traverse Octavio le long de son périple. Elle vient aussi, étrangement, de la présence de l’homme et de son labeur, notamment figuré par l’importance de la main et du corps en général, dans tout le récit. L’ancrage physique et charnel commence par la maladie d’Octavio, que le médecin tente de soigner avec une ordonnance que le jeune homme prétend ne pas pouvoir écrire sous sa dictée à cause d’une blessure à la main dissimulée dans un bandage de fortune. Le médecin finit par comprendre la ruse de l’analphabète et trace sur la table même les mots de la guérison pour le pharmacien. Le charbon sur le bois de la table est une ébauche du travail qui mènera Octavio à sa lente métamorphose en arbre, donnant vie à la statue qu’il restaurera à la fin du roman : la précision technique avec laquelle son travail d’ébéniste est décrit contribue à l’étrangeté de ce texte, dont la poésie tient à l’usage des paraboles et des métaphores et à l’attention soutenue aux mouvements de la nature, pluie et fleurissement, soleil et flétrissement mais aussi à ces excroissances si précises :
« Octavio injecta d’abord de l’insecticide au cœur de la statue. Il dilua ensuite la pâte à bois avec de l’acétone jusqu’à obtenir un miel fluide et procéda aux retouches en soignant les fendillements. Faute d’or, il fit un mélange de céruse, de plâtre et de cendre. Il répara les cloches avec un fer à repasser et un papier de soie. Des journées entières, il fit chauffer du sable pour remplacer les craquelures. Il usa de la gomme-laque pour les perces de la loupe et recolla les morceaux manquants selon le vinage. Il effaçait les taches d’encre avec l’acide muriatique des ménagères. Pour le sang, il appliquait du thiosulfate de soude. Il raccordait les teintes avec de la gouache, puis lustrait à la cire vierge. Enfin, il ne dora la couronne d’épines que d’une moitié car, s’agissant d’un déco de théâtre, elle n’était conçue pour être regardée que du côté public » (p.114).
Ce long labeur à l’imparfait itératif est empreint d’un vocabulaire spécialisé, qui semble rompre par son réalisme avec la féérie des pages qui précèdent, et pourtant annoncent l’ultime miracle, celui de la transformation d’Octavio en statue christique, véritable apothéose de l’homme à l’issue de son parcours modeste et ténébreux. Le travail manuel apparaît non seulement comme la manière dont l’homme fixe son empreinte dans les éléments qu’il travaille à sa guise, mais par un retournement magique, il apparaît comme le lieu même de sa métamorphose : l’homme devient ce qu’il fait, et il n’est guère d’image plus juste de la manière dont le destin que l’on se façonne nous transforme.
Le rapport avec la matière contribue à éclairer le rapport de l’homme au pays et au monde qu’il habite. Deux éléments apparaissent avec une importance toute particulière : le bois, celui de l’arbre vivant et de la statue, et la pierre. Les discours des personnages comme les chemins qu’ils empruntent sont en effet hérissés de ces pierres, héritage d’une minéralité très ancienne du monde et matière avec laquelle construire sur de nouvelles fondations de solides maisons. Ainsi, découvrant l’ignominie de son amant qu’elle voit en train de cambrioler la maison qui l’a si souvent accueilli, la droite Venezuela s’écrit-elle :« Ce que vous faites, Monsieur, c’est saper les fondations d’un pays, dit-elle, la gorge serrée tant de crainte que d’irritation. En volant cette pierre, vous les volez toutes. Comment voulez-vous alors qu’on construise un chemin ? » (p.65).
A l’apprentissage de la lecture s’ajoute à travers ces paroles une morale puissante : « en volant cette pierre, vous les volez toutes » ; autrement dit, ce n’est pas un individu qui est lésé par le vol d’un o bête, mais l’idée même de la justice qui est ébranlée par l’accaparement du bien d’autrui. Comment alors peut-on espérer vivre dans une société plus juste ? Les pierres, avant de symboliser la justice à laquelle aspire Venezuela, avaient attiré le regard de son amant et suscité sa curiosité, son désir, son envie d’apprendre : elle possède des pierres antiques, bravées de hiéroglyphes indigènes, qui témoignent d’un passé bien plus profond et important pour les personnages que celui du citronnier originel ; c’est cette part de mystère originel qui pousse Octavio à entreprendre son long voyage.
Les pierres livrent une connaissance profonde du monde, mystérieuse parce qu’oubliée, que ressuscite Octavio : « Mais lorsque le feu éclaira la grotte, à la lueur tremblante des flammes, il vit se dresser d’un coup face à lui, de toutes parts, tel un monstre ivre, une immense roche mauve de quatre ou cinq mètres de hauteur, divisée en trois grandes cicatrices, où des dessins le regardaient depuis un million d’années » (p.88).
Octavio essaie alors de « déchiffrer tous les signes » de cette pierre qui « parlait toutes les langues » et lui rappelle avec amertume la pierre volée chez Venezuela qui lui a valu l’exil. Les pierres apparaissent comme les vestiges d’une civilisation très ancienne dont il est vital de comprendre le langage pour comprendre son destin et son identité. Elles ne tracent pas seulement un chemin, comme les cailloux du Petit Poucet, mais sont les empreintes laissées dans le paysage d’une civilisation à laquelle les personnages appartiennent encore, et qu’il est devenu essentiel de mettre au jour pour comprendre sa place sur terre, et « construire un chemin ». Or Octavio découvre que cet alphabet sur la roche n’a pas été tracé par des mains humaines, mais par la végétation, animée d’une volonté propre. La croyance dans les forces de la nature contribue à cette féérie générale, qui pose la question de la place de l’homme dans l’univers : Bonnefoy y répond en faisant disparaître Octavio dans le bois de la statue qu’il a restaurée, faisant de lui à la fois un arbre vivant et un accessoire de théâtre.
L’inspiration baroque, autre période fondatrice de l’identité sud-américaine, apparaît à travers ce thème du théâtre : les murs de l’église deviennent successivement ceux d’un repère de voleurs, et ceux d’un théâtre qui permettra de rejouer la scène inaugurale du miracle de Saint-Paul du Limon. Circularité du récit et vanité de l’homme qui finit par se fondre à l’élément qu’il a construit, retour à l’anonymat et disparition dans une œuvre qui le dépasse, théâtralité du monde qui n’est que l’illusion donnée à voir, autant d’éléments du récit qui contribuent non seulement à son esthétique baroque, mais aussi à l’histoire littéraire et artistique d’un pays que Bonnefoy met au jour. Mais il n’est pas certain que le parcours d’Octavio illustre la toute-puissance de Dieu et ne mène le lecteur à la conversion. Il se solde en effet par une métamorphose de l’homme en arbre et en statue, par une résurrection christique le temps de rejouer un mystère, et par un certain échec, qui ne laisse guère d’espoir. Octavio meurt misérablement sans avoir jamais revu Venezuela, comme si la femme porteuse de l’identité de son pays était perdue à jamais, et il sera jusqu’au bout resté marqué de cécité, « et au fond de lui il perçut l’amère beauté d’un monde qu’il ne devait jamais parvenir à comprendre ».
Ce qui résulte de ce premier roman, c’est précisément ce sentiment d’une « amère beauté » dont on ne comprend jamais que des bribes, et la sensation d’échec à restituer l’unité originelle, le sens qui expliquerait tout. On barde quelques phrases comme des empreintes tracées sur la pierre, sans espérer comprendre tout. C’est aussi amer que stimulant, comme l’écorce blanchâtre d’un citron entre la peau et la pulpe du fruit.
Claire Mazaleyrat
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